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LE DISPERSION

Pour appeler les choses par leur nom, cet article est une mauvaise action ; et, chose bizarre, les rieurs ne sont pas du côté de France : au nom des symbolistes, Gustave Kahn le traite de très haut, avec dédain, presque avec dégoût[1]. De son côté, Leconte de Lisle riposte par cette déclaration faite à Huret, c’est-à-dire à l’Écho de Paris : « il y a un homme dont je ne vous parlerai pas, à qui j’ai donné dans le temps, de toutes les façons, des preuves d’amitié, mais qui, depuis, m’a odieusement offensé. C’est M. Anatole France. Je reconnais son talent, qui est délicat et subtil, mais j’estime peu son caractère[2] ». L’autre manque d’esprit, pour une fois : au lieu de s’écrier, comme Talleyrand gifflé, « Oh ! l’énorme coup de poing ! », France a la maladresse de se fâcher, de riposter en l’honneur de la galerie, tout en se déclarant « désarmé devant un homme de son âge » ; Leconte de Lisle, qui a quelques duels sur la conscience, répond froidement dans l’Écho : « malgré mon âge et toute la distance qui nous sépare, je suis prêt à lui accorder l’honneur d’une rencontre. Deux de mes amis attendront ses témoins chez moi, 64, boulevard Saint-Michel, dimanche 3 mai, à deux heures de l’après-midi ». Eviradnus fait reculer Zéno. Il ne reste plus au malheureux France qu’à tâcher de sauver la face ; il le tente, toujours dans l’Écho de Paris : « s’il oublie généreusement en ma faveur qu’il est né en 1820, il est de mon devoir de ne pas l’oublier. Faut-il donc que je lui apprenne qu’il est une de ces gloires auxquelles on ne touche pas[3] ? » Puis, tout vibrant de rancune, et oubliant qu’une affaire d’honneur arrangée lui impose au moins le silence, Anatole France, vaincu et diminué, cherche à toucher à cette gloire, mais avec prudence : il compose à l’avance le discours que son vain-, queur prononcera à l’Académie ; il raille ce pyrrhonien qui doute de tout, sauf de la beauté de ses vers, et qui incarne l’orthodoxie littéraire : « c’est que M. Leconte de Lisle est un prêtre de l’art, l’abbé crossé et mîtré des monastères poétiques. Mieux que cela encore. N’est-ce pas M. Bourget qui l’a appelé un pape en exil[4] ? »

Quand on est roi du Parnasse, il faut savoir se montrer bon prince : ils se réconcilièrent, et Anatole France n’eut plus qu’à attendre la mort de Leconte de Lisle pour être sûr d’avoir le der-

  1. Huret, Enquête, p. 404.
  2. Id., ibid., p. 285.
  3. Huret, p. 440-442.
  4. La Vie littéraire, I, 95-96, 101.