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HISTOIRE DU PARNASSE

nier mot[1]. Comme il répétait souvent « Bête comme un poète », son secrétaire lui demanda un jour : — Mais pour vous, le poète, qui est-ce ? — Le poète, pour moi c’est Corneille, V. Hugo… Mais Leconte de Lisle est beaucoup plus poète que tous ces gens-là ! Ah ! celui-là, si vous l’eussiez connu ! C’était vraiment une fichue bête[2] ! » Le mot manque d’élégance, d’atticisme, et surtout de reconnaissance. Mais pourquoi Leconte de Lisle avait-il dit jadis, devant ses Parnassiens : « Victor Hugo ? Il est bête comme l’Himalaya[3] ! »

Tels sont les adieux du disciple au maître. Il dit également adieu à la poésie : peut-être y retrouverait-il trop, à son gré, le souvenir de Leconte de Lisle. Ce n’est pas bien entendu la raison qu’il donne à ceux qui se plaignent de le voir renoncer au vers : son prétexte c’est qu’il n’est pas poète. On se récrie, on croit devoir lui rappeler Les Noces Corinthiennes ; il répond : « j’ai écrit des vers. Pourtant, je ne suis pas poète. Je ne pense pas en vers, mais en prose, et je convertis ma prose en vers. Les vrais poètes pensent directement en vers. C’est le signe[4] ». C’est une erreur, car son Chénier versifiait souvent de la prose ; du reste, il donne une autre raison à M. Maurras qui, après Thaïs, lui demande s’il ne prépare pas un volume de vers : « Non, dit-il, j’ai perdu le rythme[5] ». Il le retrouve quatre ans après ; la veine poétique n’était pas tarie, mais obstruée par la prose de la vie, et voilà qu’elle coule à nouveau, toute fraîche, dans Le Lys Rouge :


Lors, au pied des rochers où la source penchante
Pareille à la Naïade et qui rit et qui chante,
Agite ses bras frais et vole vers l’Amo,
Deux beaux enfants avaient échangé leur anneau,
Et le bonheur d’aimer coulait dans leurs poitrines
Comme l’eau du torrent au versant des collines[6].


Mais est-ce bien parnassien ? C’est plutôt la manière de Chénier.

  1. Mme Pouquet, Le Salon de Mme Armand de Caillavet, p. 122.
  2. J. J. Brousson, Anatole France en pantoufles, p. 177, 301 ; cf. Ségur, Conversations, p. 35.
  3. X. de Ricard, La Revue, Ier février 1902, p. 305.
  4. Gsell, Les Matinées, p. 161 ; cf. Poncel, Les Études, 5 mai 1925, p. 304 ; Hovelaque, Revue de Paris, Ier avril 1925, p. 549.
  5. Maurras, Anatole France Politique et Poète, p. 13.
  6. Le Lys rouge, p. 136 ; cf. G. des Hons, p. 170-172.