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HISTOIRE DU PARNASSE

beaucoup d’amis[1]. On le tolère, plutôt qu’on ne l’admet : il y a chez lui un côté bohème qui est gênant ; il détone dans ce milieu qui devient sévère et choisi[2]. Après la Commune, la situation qui était simplement gênée, devient tragique. Verlaine se sent entouré d’hostilité. Il n’ose plus présenter ses Romances sans paroles à l’éditeur des Parnassiens : « j’ai trop d’ennemis, — pourquoi, grands dieux ! — chez Lemerre, pour y songer[3] ». Il en a un surtout, qui ne pardonne pas, et dont la haine le poursuit jusqu’à l’hôpital : « J’ai un ennemi. Ici. À l’hôpital. Oui ! Oyez ! M. Leconte de Lisle m’avait déjà fait, et me fait, encore, l’honneur et le plaisir de me détester… Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots du bœuf Apis et de toutes les vaches védiques ? Toujours est-il qu’il m’a, comme on dit, dans le nez, à ce titre qu’il a, devant témoins, qui me l’ont naturellement rapporté, dit, parlant de moi : — Ah ça, il vit toujours, celui-là ! Il ne mourra donc jamais ? Pourvu que ce ne soit pas sur l’échafaud[4] ! » Verlaine indique vaguement la raison de cette animadversion ; précisons pour lui.

En 1876, quand se réunissent les trois membres de la commission chargée de préparer le troisième Parnasse, le bon Banville, qui a conservé son estime à l’auteur des Fêtes Galantes aussi longtemps que cela a été possible, s’abstient, au vote sur l’envoi de Verlaine[5]. Coppée lui-même refuse de donner son avis par écrit. Anatole France, qui plus tard peindra Verlaine sous les traits de Choulette, a seul le courage de son opinion : « Non. L’auteur est indigne, et les vers sont des plus mauvais qu’on ait vus[6] ». Ainsi condamné, Verlaine se décide à avouer, dans une lettre privée, adressée à un ami sûr : « c’est cocasse, cette proscription de chez Lemerre ; cela date de la Commune, le croirais-tu ? Leconte de Lisle me tient depuis ce temps pour un ogre[7] ». Oui, c’est un communard, un anarchiste intellectuel[8] ; or, nous savons ce que Leconte de Lisle pense de la Commune. Mais ce n’est pas tout : Verlaine ajoute négligemment, dans cette lettre : « Probable que, depuis mes dernières affaires, c’est encore pis ».

  1. Huret, Enquête, p. 315 ; Lepelletier, Verlaine, p. 546-547.
  2. Poizat, Le Symbolisme, p. 109-110.
  3. Lepelletier, p. 318.
  4. Mes Hôpitaux, dans les Œuvres, IV, 370-371.
  5. Critiques, p. 312.
  6. Ricard, Petit Temps du 2 septembre 1900 ; Sandor {{sc|Kemeri, Promenades, p. 147-148 ; Michel Corday, Anatole France, p. 137 ; Le Manuscrit autographe, mars-avril 1928, p. 47.
  7. Lepelletier, p. 373.
  8. Delahaye, Verlaine, p. 144.