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XXXVI
HISTOIRE DU PARNASSE

Cela veut dire, observe avec insistance Leconte de Lisle : je t’ai vue pleurante ; il faut donc : je t’ai vue, et non : je t’ai vu pleurer. — Le grammairien a raison. Mais, attaquer Musset au moment de son occultation, après que sa mort a passé presque inaperçue, c’est de petit exploit. Essayer de détrôner Victor Hugo est plus méritoire, parce que c’est plus dangereux : oubliant que jadis l’auteur des Orientales lui avait révélé, au temps de son enfance, la beauté de son île et la splendeur de la poésie, Leconte de Lisle ouvre une école d’hugophobie[1]. Au lendemain de La Légende des Siècles, il publie dans Le Nain jaune, en 1864, un jugement d’ensemble sur l’œuvre de Hugo ; cette étude comporte quelques compliments de style, mais elle est tout à fait dénuée de tendresse : « Victor Hugo ne sera jamais un poète national… C’est un esprit excessif ; qui le nie ? Il se déclare tel lui-même… Qu’importent les scories qui se mêlent à cette lave ? Elles s’y consument…[2] ». Le tout se termine par une comparaison du génie de Hugo avec les torrents de la montagne à l’île Bourbon, quand « les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s’écroulent par ces déchirures de montagnes qu’on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bouleversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d’écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s’engouffrent… Elles vont, elles descendent, plus impétueuses de minute en minute, arrivent à la mer, et font une immense trouée à travers les houles effondrées. Il y a quelque chose de cela dans le génie et dans l’œuvre de Victor Hugo[3] ».

On voit d’ici, si j’ose dire, la tête de Hugo en lisant pareil compliment. Fallait-il commencer le duel de Roland et d’Olivier ? Il songea à Ruy-le-Subtil, et répondit, deux mois après : « Je reçois aujourd’hui seulement la page magnifique écrite par vous sur moi. Je m’incline devant votre appréciation ; j’en discuterais quelques points ; mais vous êtes un maître. Qui est maître est juge… Quand l’âme d’un poète vient à moi, je suis heureux, et quand le poète c’est vous, je suis fier… Vous sentez et vous pensez ; vous avez l’instinct qui vient du cœur, et le souffle qui vient de Dieu… Quelle

  1. Derniers poèmes, p. 285-286.
  2. Derniers poèmes, p. 252-254.
  3. Ibid., p. 256-257.