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LA PERSISTANCE DU PARNASSE

dire des vers, car alors on veut voir et entendre « ce colosse de gloire » comme dit M. Barracand[1]. Ce n’est plus la libre réunion d’autrefois : Villiers de l’Isle-Adam qui, malgré ses habits râpés et son linge douteux, était jadis bien accueilli au boulevard des Invalides, s’aperçoit qu’il est plus froidement reçu. Devant les princesses étrangères et les juives millionnaires, les vieux compagnons des luttes d’autrefois sont gênés[2]. Le monde élimine les artistes ; la flatterie délicate remplace la rude franchise. C’était jadis la maîtrise, et maintenant c’est l’apothéose, car voici qu’on compare Leconte de Lisle à V. Hugo, non pour l’écraser par la comparaison, mais pour mesurer sa vraie grandeur. Le premier qui a l’idée de ce parallèle recule effrayé de sa témérité : « Il a pu m’arriver d’affirmer que Leconte de Lisle a plus de talent que V. Hugo, dit Jean Aicard. Que Leconte de Lisle ait plus de talent que V. Hugo, cela n’est pas vrai ; il en a, autant, ce qui est déjà bien joli[3] ». Puis, l’idée faisant son chemin, la supériorité de Leconte de Lisle est de plus en plus nettement affirmée. En 1888, Jules Tellier préfère Kaïn à La Conscience, comme plus oriental, plus biblique et plus puissant[4]. En 1893, Brunetière affirme que les Poèmes n’ont pas pris une ride, tandis que les Méditations, Les Nuits, Les Contemplations, ont vieilli[5]. En même temps il lance une idée toute nouvelle : de Leconte de Lisle et de V. Hugo, quel est celui qui a imité l’autre ? Ce serait V. Hugo. Leconte de Lisle a ramené le premier l’épopée dans la poésie française. La Légende des Siècles procède des Poèmes Barbares[6]. Ce qui sembla d’abord un pénible paradoxe s’impose maintenant comme une évidence à toute la critique qui compte[7].

V. Hugo disparu, Leconte de Lisle s’installe dans le trône vide, et ne s’y trouve pas déplacé. Ses confrères rendent hommage à celui qui a rendu parfait le vers romantique[8]. Une puissance émane de lui : « il me semble le revoir, traversant le jardin du

8.

  1. Revue Bleue, 28 juillet 1894, p. 99.
  2. Calmettes, p. 204, 307.
  3. Figaro du 26 mais 1887.
  4. Nos Poètes, p. 8.
  5. Évolution de la Poésie Lyrique, II, 154.
  6. Évolution de la Poésie Lyrique, p. 184.
  7. Canat, Du Sentiment de la Solitude, p. 237 ; Remy de Gourmont, Promenades, p. 56 ; Barre, Le Symbolisme, p. 39 ; Estève, Revue des Cours, 15 avril 1922, p. 55 sqq. ; Paul Berret, Comœdia du 11 mars 1928.
  8. Dormis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 322.