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HISTOIRE DU PARNASSE

Luxembourg. Je le regardais avec une admiration émue et craintive s’avancer de son pas lourd et las. Leconte de Lisle n’était pas grand, mais le paraissait, par la dignité de son allure et de son attitude… Ainsi passait-il, solitaire et dédaigneux[1] ». Qui parle ainsi ? Un symboliste qui a du talent, et qui, par conséquent, peut respecter celui qui, simplement en passant, évoque dans la mémoire le Moïse de Vigny :


Seigneur, vous m’avez fait puissant et solitaire…


D’autres symbolistes sont plutôt agressifs, et tentent contre cette royauté littéraire une révolution brutale. Le nouveau monarque reçoit de ses sujets révoltés les pierres qu’il avait autrefois lancées à son prédécesseur. Lui qui donnait jadis des sobriquets aux autres, en reçoit à son tour un qui résume son indépendance, son caractère ombrageux, ses ruades : l’onagre[2] ! Jean Moréas l’attaque violemment : « il est l’abbé Delille de notre époque[3] ! » Ses adversaires éprouvent, à le rencontrer à l’improviste dans un salon, une sorte d’effroi, tant il est glacial, tout en restant correct[4]. Mais il déteste leurs théories sur le vers libre comme une sorte d’insulte à sa personne : « Ce sont des vandales ! s’écrie-t-il ; ce sont des démolisseurs incapables de réédifier ce qu’ils voudraient mettre en ruines. Ils appellent convention ce qui est la loi fondamentale de l’Art… J’affirme qu’en poésie cette loi est logique, primordiale, éclatante à l’esprit comme le soleil lui-même ; et la preuve, c’est que si le rythme du vers et l’écho de la rime n’avaient pas existé avant moi, je sens que je les aurais inventés, car, étant tout enfant, j’ai bercé mes idées en strophes, avant d’avoir rien lu{[5] ». Après le banquet symboliste offert à Jean Moréas, il se sent visé et blessé personnellement. Il craint que la jeunesse qui monte ne lui échappe, et sa désolation est telle qu’il pleure de chagrin[6]. On pense aux larmes que la légende prête à Charlemagne voyant apparaître au large les voiles des Normands :


Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse !


Mais que de consolations dans les formes multiples que prend sa

  1. H. de Régnier, Revue de France, 15 mars 1923, p. 386 ; Proses datées, p. 5-6.
  2. Id., ibid., p. 387.
  3. Huret, Enquête, pp. 427-428.
  4. H. de Régnier, ibid., p. 389.
  5. Mme Demont-Breton, II, p. 140 ; cf. Huret, Enquête, pp. 283, 279-281.
  6. Schuré, Revue des Revues, Ier mai 1910, p. 33.