Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XLIX
INTRODUCTION

ils l’exagèrent, et dépassent le point d’équilibre. Jules Lemaître, qui avait l’art de la nuance, a dit excellemment : « le souci de perfection et le besoin de beauté qui hantaient les Parnassiens, devaient, au moins dans les commencements (car toute école nouvelle est intransigeante) les conduire à préférer la poésie impersonnelle, presque uniquement descriptive et plastique[1] ». Ajoutons ceci : à l’ancien adage, ut pictura poesis, ils en préfèrent un nouveau : ut sculptura poesis. De là à déclarer que l’émotion personnelle ne doit pas être la source de la poésie, il n’y a qu’un pas, et Mme Ackermann fait ce pas ; dans son Journal, à la date du 26 mars 1866, elle se vante de son impersonnalité : « j’ai autant que possible évité de parler de moi dans mes vers. Faire de la poésie subjective est une disposition maladive, un signe d’épuisement prochain. Tout individu sera bientôt à bout de chants et de cris s’il n’exprime que ses propres sensations… C’est au nom de la nature qu’il nous faut élever la voix. Ces sources étemelles d’inspiration sont seules vraiment profondes, intarissables[2] ». Oui, mais certaines de ces sources sont glaciales. Contre la froideur du Parnasse, le breton Joseph Rousse proteste auprès d’un poète sceptique :


En fixant mon regard sur tes vitres glacées
Qu’argentait un rayon, je songeais à tes vers :
Ils sont comme un tissu de brillantes pensées,
Mais j’aurais bien voulu voir le ciel à travers[3].


Les broderies du givre sur les carreaux forment des dentelles merveilleuses, mais on se lasse assez vite à les suivre de l’œil ; on regrette le soleil et la chaleur. Les Parnassiens exagèrent la froideur apparente du Maître.

Leconte de Lisle, pour son propre compte, est agacé de cette étiquette dont on l’affuble, lui et son école. Quand Huret l’interroge sur l’impassibilité, le poète se fâche, et répond brutalement : « En aura-t-on bientôt fini avec cette baliverne ? Poète impassible ! Alors quand on ne raconte pas de quelle manière on boutonne son pantalon, et les péripéties de ses amourettes, on est un poète impassible ? C’est stupide[4] ! » Ses vrais amis pensent de même, et le défendent contre cette calomnie : Sully Prudhomme en est

  1. Revue Bleue, 19 décembre 1885, p. 788.
  2. Mercure de France, Ier mai 1927, p. 566.
  3. Le Parnasse breton contemporain, p. 262.
  4. Enquête sur l’Évolution, p. 283.