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L
HISTOIRE DU PARNASSE

révolté[1]. Ceux qui ont l’esprit de finesse, ou la divination du cœur, ne s’y laissent pas tromper : « Je crois que je l’ai bien connu, dit Mme Alphonse Daudet, car j’ai deviné la sensibilité sous l’ironie voulue… Il aimait donc à cacher les qualités vulgaires, à s’envelopper d’un déguisement, lui qui avait en horreur l’autobiographie littéraire et les confessions d’âmes[2] ». Même note chez Mme Demont-Breton : « il avait en horreur les auteurs qui font de l’art avec leurs douleurs intimes, et poussait cette horreur jusqu’à mettre une véritable pudeur à cacher les siennes… Il se revêtait volontairement d’une impassibilité marmoréenne que l’on prenait pour de la froideur et de la pose. Il était si peu poseur… qu’il nous avoua avec bonhomie qu’il avait peur de l’orage au point d’éprouver une envie folle de se cacher sous son lit quand le tonnerre grondait[3] ». Voilà un Leconte de Lisle en confiance, avec des amis sûrs. Il avoue alors que, loin d’être impassible, il est sensible jusqu’à la nervosité. Il est tendre même, le dur poète, dans l’intimité familiale : de Bordeaux, où il est allé voir sa mère et ses sœurs à leur retour de Bourbon, il écrit à sa femme, restée à Paris : « le moment a été bien cruel à passer. Ma pauvre mère, bien vieillie, bien changée, s’est presque évanouie. Tout le monde pleurait, y compris moi, comme je pleure, c’est-à-dire à étouffer[4] ». Ainsi, un nouveau Sainte-Beuve aurait pu écrire « Les Larmes de Leconte de Lisle » ! Chose plus inattendue encore, il a l’émotion littéraire très vive. Un jour, Jules Breton lui lit son poème de Jeanne, et la douleur d’Angèle à la mort d’Étienne : arrivé à ce vers,


Et la première fleur qu’à deux on respirait,


Breton s’arrête ; il regarde son auditeur, et s’aperçoit qu’il a les yeux pleins de larmes : « oui, vous me faites pleurer, moi l’impassible, dit-on, moi qui adore la tendresse[5] ». Impassible de visage devant les profanes, il n’a pas le cœur sec, et c’est pour cela qu’il est poète. Il ne raconte pas l’histoire de son cœur, mais il a un cœur, et qui bat très fort, très vite : il a une vie passionnelle intense, mais il ne se croit pas obligé de servir à tous ceux qui peuvent y

  1. Poinsot, Auprès de Victor Hugo, p. 49.
  2. Mme A. Daudet, Souvenirs, p. 198-199.
  3. Les Maisons que j’ai connues, II, 137.
  4. Jean Dornis, Essai, p. 146.
  5. Jules Breton, Revue Bleue du 5 octobre 1895, p. 425.