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HISTOIRE DU PARNASSE

doute d’Henri Heine[1] ». C’est une erreur, ou, si l’on préfère, c’est le comble de la littérature comparée. Gautier sans doute connaissait les œuvres d’Henri Heine ; il appréciait son talent, et en avait fait une jolie étude restée inédite[2]. Il avait pour Heine personnellement une sincère affection ; il le défendait contre ses ennemis, même contre Sainte-Beuve, et cela huit ans après la mort de son ami[3]. Mais ses poésies sentimentales ne doivent rien à Henri Heine. Qu’il s’agisse de sensualité comme dans Le Poème de la femme, d’amitié amoureuse comme dans Apollonie, ou d’amour profond pour la dame aux yeux de violette, rêve de sa jeunesse et regret de sa maturité, dans le Dernier Vœu, Gautier ne reprend pas les gaufriers des autres, cet autre serait-il l’auteur des Lieder, pas plus qu’il n’emprunte aux Deux Grenadiers de Heine ou à la ballade de Zedlitz ses Vieux de la Vieille[4]. Peut-être en doit-il l’idée première à un article de Monselet[5]. Mais la divination du cœur de ces vieux grognards, mais la beauté de ces descriptions qui avaient ému Napoléon III, et frappé Bismarck, tout cela vient du cœur même du poète, de son patriotisme, qui vibre chez lui sous sa forme la plus élevée, le patriotisme militaire[6]. On ne peut pas comprendre à fond les Vieux de la Vieille, si l’on ne connaît pas la lettre qu’il écrivait à la Princesse, au début de la guerre de 70, pour lui annoncer son retour de Suisse : « quoique je ne puisse en rien contribuer à la défense, je partagerai le danger avec les autres ; ce n’est pas quand la vieille mère est à l’agonie que ses enfants doivent la quitter, sous prétexte que l’air n’est pas sain[7] ». Le lendemain, il était à Paris.

On voit ce qu’il avait mis de son cœur dans son poème sur les grognards ; il en fut surpris lui-même une fois, jusqu’à perdre le contrôle de ses nerfs, un jour qu’une actrice récitait ces vers devant lui : ému par sa pièce et par ce retour brusque d’un sentiment puissant, Gautier éclate en sanglots, et Sainte-Beuve, qui raconte l’histoire, applaudit : « Bravo ! ô stoïcien de l’art, qui affectez par

  1. Rossel, Histoire des relations littéraires entre la France et l’Allemagne, p. 223-224. — Cf. René Jasinski, Les années romantiques, p. 148-149 ; l’Espana, p. 139-140.
  2. Rapport, p. 361 ; de Spœlberch, Histoire, I, 133.
  3. Bergerat, Souvenirs, I, 356-358 ; Goncourt, Journal, II, 210 ; cf. Pierre Gauthier, Henri Heine, p. 155.
  4. Henri de Régnier, Débats du 21 novembre 1910 ; Judith Gautier, Revue de Paris, Ier février 1903, p. 550-551 ; Bergerat, Souvenirs, I, 374-379 ; et Th. Gautier, p. 76.
  5. Monselet, Petits Mémoires, p. 7-8.
  6. Marquis de Ségur, Vieux dossiers, p. 397 sqq. Primoli, R.D.D.-M., Ier novembre 1925, p. 56 et 15 novembre, p. 332.
  7. Ibid., p. 359-360.