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AVANT LE PARNASSE

fois plus d’impassibilité que vous n’en avez, ne vous repentez pas d’avoir obéi un moment à la nature, et d’avoir trahi cette source du cœur qui est en vous ! Cet air de parfaite insensibilité (vous le savez mieux que moi) ne provient souvent que d’une pudeur extrême de la sensibilité la plus tendre, qui rougirait de se laisser soupçonner aux yeux du monde ». Sainte-Beuve a bien deviné ; Gautier écrit à sa fille Estelle : « je t’aime beaucoup sans le dire ; j’ai trop de pudeur pour parler de ces choses-là[1] ».

Même là où l’impassibilité de commande est renforcée par le respect humain, Gautier laisse lire dans son cœur son trouble religieux, car, s’il n’a pas la foi, il a l’inquiétude religieuse[2], celle surtout qui vient de la crainte de la mort ; il ne fait pas bon le railler là-dessus : le sceptique Bergerat regrette d’avoir eu cette audace : « J’en fus pour ma courte honte. En fait de persiflage, il était aussi mon maître. — Monsieur libre-pense ? me jetait-il en s’incrustant le monocle dans la baie sourcilière ; monsieur franc-maçonne[3] ? » Pour lui, jusqu’où allait-il dans son for intérieur ? Jusqu’aux petites médailles ? On l’a dit[4] ; ce doit être une histoire de bons camarades. Prenons son œuvre ; elle reflète jusqu’à ses incertitudes : il y a en lui, donc il y a dans les Émaux, deux religions : celle de la beauté et celle de Dieu. Noël est un tableau néo-catholique, une crèche de vitrine devant laquelle on n’aurait jamais prié, et qui n’a pas la piété naïve des Noëls populaires d’autrefois ou d’aujourd’hui[5]. Puis, dans Bûchers et Tombeaux il préfère à l’austérité chrétienne la joie de vivre des Grecs, ou ce qu’il suppose avoir été une joie de vivre :


Des dieux que l’art toujours révère
Trônaient au ciel marmoréen ;
Mais l’Olympe cède au Calvaire,
Jupiter au Nazaréen.

Une voix dit : Pan est mort I — L’ombre
S’étend. — Comme sur un drap noir,
Sur la tristesse immense et sombre
Le blanc squelette se fait voir


  1. Nouveaux Lundis, VI, 333. Lettres familières de Gautier, publiées par H. Boucher au Mercure de France, no  du 15 mai 1929, p. 115, 120.
  2. Émile Henriot, Annales Romantiques, juillet 1912, p. 186.
  3. Souvenirs, I, 317.
  4. Arsène Houssaye, Confessions, I, 320.
  5. Pierre Lhande, les Études du 20 février 1927, p. 412.