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AVANT LE PARNASSE

prudence politique, quelques atténuations, il répond : « j’ai pris l’habitude, depuis mon enfance, de me considérer comme infaillible[1] ». Il doit encore au romantisme finissant d’avoir fréquenté la bohème ; il en a horreur d’abord, puis il s’y acoquine[2]. Au début, il étonne ce monde spécial par ses allures de dandy, puis, peu à peu, il est entraîné par le courant fangeux[3]. Ses lettres à sa mère nous font pénétrer dans sa vraie vie, lugubre, sordide : craignant d’être arrêté pour dettes, il se cache, il déménage six fois en un mois, d’hôtel médiocre en hôtel borgne, « vivant dans le plâtre, dormant dans les puces » ; grugeant sa mère, qui est pauvre, et l’insultant par-dessus le marché ; traitant de haut le général Aupick, et cherchant à lui emprunter de l’argent ; vivant aux crochets de sa maîtresse, et la battant ; acceptant l’ignoble présence du frère de cette maîtresse, qui se fait entretenir ; malade d’une maladie spéciale, et l’avouant à sa mère ; usé, nerveux à s’évanouir s’il entend quelqu’un marcher derrière lui dans la rue ; tout à coup repris de brusques accès d’orgueil qui serrent le cœur[4]. Il n’a pas conscience de sa dégénérescence : il songe tout à coup à poser sa candidature à l’Académie Française, farce de mystificateur à froid, plaisanterie de rapin, qui désole son grand ami, Sainte-Beuve[5]. Il essaye d’en imposer aux autres, de soutenir que toutes ses misères passées sont une ressource pour son avenir littéraire, « un levain pour la pâte » ; mais, en famille, il avoue que ses désordres ont usé son énergie[6]. Dans sa dégénérescence, confessée seulement à sa mère, Baudelaire a su sauver la face, même devant ses intimes[7] : il écrit à Poulet-Malassis, le 27 septembre 1860 : « quand vous aurez trouvé un homme qui, libre à dix-sept ans, avec un goût excessif de plaisirs, toujours sans famille, entre dans la vie littéraire avec trente mille francs de dettes, et, au bout de près de vingt ans, ne les a augmentés que de dix mille, et de plus est fort loin de se sentir abruti, vous me le présenterez, et je saluerai en lui mon égal[8] ! » Don César se redressant devant

  1. Lettres, p. 300-301.
  2. Lettres, p. 349 ; Porché, La Vie douloureuse de Baudelaire, p. 246.
  3. A. Daudet, Trente ans de Paris, p. 247-248 ; Baudelaire, L’Art romantique, III, 93.
  4. Lettres à sa mère dans la Revue de Paris du 15 août au 15 octobre 1917 ; Lettres, p. 310-311.
  5. Lettres, p. 321-338, 504 ; Crépet, Baudelaire, p. 146-147.
  6. Œuvres, III, 196 ; Revue de Paris, Ier septembre 1917, p. 83-85, 103 ; Lettres, 302-303 ; Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, I, 401.
  7. Notice en tête des Œuvres de Baudelaire, I, 5.
  8. Lettres, p. 295.