Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
HISTOIRE DU PARNASSE

Comme le petit jeu des sources n’était pas encore inventé en 1862, Baudelaire n’a pas crié au plagiat. Au contraire, il met Leconte de Lisle très haut, puisqu’il écrit à Soulary : « nous ne sommes, ni vous ni moi, assez bêtes pour mériter le suffrage universel. Il y a deux autres hommes, admirablement doués, qui sont dans ce cas : M. Théophile Gautier et M. Leconte de Lisle[1] ». Cela ne l’empêche pas, dans un article sur L’École païenne, de s’en prendre à Louis Ménard, à Banville et à Leconte de Lisle[2]. De son côté, l’auteur des Poèmes antiques n’est en reste ni d’éloges ni de restrictions. Il écrit à Baudelaire, le 4 avril 1861 : « Mon cher ami, Lacaussade a dû vous prévenir que j’avais l’intention de parler des Fleurs du Mal dans la Revue Européenne… Je suis très heureux de l’occasion qui m’est offerte de dire tout ce que je pense de vous, et j’insisterai particulièrement, bien entendu, sur certains points que vos critiques, ou plutôt vos insulteurs, ont négligés par ineptie naturelle[3] ». L’article paraît, un peu moins chaleureux que la lettre : Leconte de Lisle ne dissimule pas qu’il est parfois choqué ; il trouve dans le livre des choses « qui touchent à l’excès…, beaucoup de choses excessives[4] ». Ce sont probablement les pièces condamnées[5]. Pourtant, il faudra lui pardonner, ajoute Leconte de Lisle, « parce qu’il aura exclusivement aimé le beau, tel qu’il le conçoit et l’exprime en maître. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision des choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs[6] ». En somme, il n’a l’air d’admirer complètement que le virtuose. Encore a-t-il là-dessus ses idées de derrière la tête : pour sa propre satisfaction il note ainsi son impression intime sur Baudelaire : « très intelligent et original, mais d’une imagination restreinte, manquant de souffle. D’un art trop souvent maladroit[7] ».

Telle est l’opinion du chef du Parnasse. Que pensent ses élèves ? Asselineau a tracé de l’attitude de Baudelaire envers eux, un tableau

  1. Lettres, p. 240-241.
  2. Baudelaire, III, 301-309.
  3. Crépet, Baudelaire, p. 381.
  4. Derniers poèmes, p. 274, 276.
  5. Baudelaire, Œuvres posthumes, p. 21 sqq.
  6. Derniers poèmes, p. 276.
  7. Jean Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895.