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AVANT LE PARNASSE

étreint les objets plutôt comme une armure que comme un vêtement[1] ».

Les relations de Baudelaire avec le Parnasse commencent de bonne heure. Depuis 1843, il aime et estime Banville[2]. Mais peut-être l’admire-t-il pour des qualités que Banville n’a pas, car il voit en lui « un parfait classique. Je veux que ce mot soit entendu ici dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment historique[3] ». Si par là, Baudelaire prétend que l’art de Banville est grec, cela doit faire sourire Louis Ménard, le véritable helléniste de l’École, et l’ancien condisciple de Baudelaire à Louis-le-Grand[4]. C’est chez Ménard que Baudelaire fait, en 1842, la connaissance de Leconte de Lisle[5]. Avec sa manie de mystifier tout le monde, même ses égaux, Baudelaire, dès la première entrevue, essaye de scandaliser Leconte de Lisle : « si j’avais un fils, dit-il, je lui apprendrais à ne tenir aucifti compte des préjugés de la morale. Je lui conseillerais d’abord la sodomie ». « Cela va de soi, riposte froidement l’autre : la sodomie est universellement admise[6] ». Voilà désormais Leàonte de Lisle sur ses gardes, en défiance de l’ironiste. Celui-ci lui demande une autre fois de l’aider à finir un de ses poèmes. Leconte de Lisle voit que Baudelaire veut le faire marcher, pour dauber ensuite sur son compte ; il répond sèchement qu’il a déjà assez de mal à faire ses propres vers. Après quelques scènes analogues, il finit par rompre avec « ce farceur sinistre », et la brouille dure des années[7]. Puis, les relations reprennent, car il y a entre ces deux grands poètes quelques affinités. On a pu établir une comparaison entre Le Rebelle de Baudelaire, et le Kaïn de L. de Lisle, entre La Muse vénale et Les Montreurs :


Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de chœur jouer de l’encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

Ou, saltimbanque à jeun étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire[8].


  1. Baudelaire, Œuvres, I, 29.
  2. Banville, Critiques, p. 132. Crépet, Baudelaire, p. 283, 201 ; Lettres, p. 334.
  3. L’Art romantique, p. 375.
  4. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 573.
  5. Crépet, Baudelaire, p. 72 ; Porché, La Vie douloureuse, p. 122.
  6. Berthelot, Ménard, p. 13.
  7. Welschinger, Débats du 16 août 1910 ; Calmettes, Leconte de Lisle, p. 77.
  8. Baudelaire, I, 99 ; cf. Pierre Flottes, Baudelaire, p. 70.