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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/103

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sophie kovalewsky.

N’ayant personne pour l’accompagner, elle se lassa vite de la fastidieuse société d’un cocher ; et son cheval, baptisé du nom romanesque de Frida, reprit celui de Galoubka, ainsi que le rôle plus modeste de mener le régisseur aux champs.

Il ne pouvait être question pour ma sœur de s’occuper du ménage ; cette idée eût paru absurde à son entourage autant qu’à elle-même. Son éducation tout entière avait eu pour unique objet d’en faire une brillante femme du monde. Tant que nous habitâmes la ville, on la produisit dans toutes les fêtes enfantines ; dès l’âge de sept ans elle en fut la reine, et papa était fier de ses succès ; ils sont restés légendaires dans la famille.

« Notre Aniouta est faite pour le palais impérial : elle tournera la tête à tous les tsarévitchs quand elle sera grande », disait en plaisantant papa.

Malheureusement nous prenions, et surtout Aniouta, ces plaisanteries au sérieux.

Dans sa première jeunesse, ma sœur était très jolie : grande, bien faite, avec un teint éblouissant, et une forêt de cheveux blonds, elle pouvait passer pour une beauté accomplie ; à tous ces dons se joignait un charme très particulier. Elle se sentait faite pour jouer le premier rôle dans tous les milieux où elle se trouverait. Et maintenant, elle se voyait condamnée à vivre à la campagne, dans l’isolement et l’ennui.

Souvent, les larmes aux yeux, elle venait trouver mon père, et lui reprochait de la tenir ainsi enfer-