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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/111

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sophie kovalewsky.

ment ; j’ai été comme toi, mais ce livre merveilleux et cruel — elle m’indiqua le roman de Bulwer — m’a forcée à envisager l’énigme de la vie. J’ai compris l’illusion de tout ce qui nous attire. Le bonheur le plus vif, l’amour le plus ardent, tout finit avec la mort. Qu’est-ce qui nous attend après ? Savons-nous, même, si quelque chose nous attend ? Nous ne savons rien, nous ne saurons jamais rien, c’est affreux, affreux ! »

Elle se reprit à sangloter, le visage caché dans le coussin du divan.

Ce désespoir sincère d’une jeune fille de seize ans, frappée pour la première fois par l’idée de la mort, grâce à la lecture d’un roman anglais, ces paroles pathétiques empruntées au roman et adressées à un enfant de dix ans, auraient pu faire sourire une personne plus âgée. — Quant à moi, l’effroi me saisit littéralement au cœur, et je fus remplie d’admiration pour la profondeur et la grandeur des pensées qui absorbaient Aniouta. Le charme de la soirée d’été disparut subitement pour moi ; je me sentis honteuse de cette joie sans cause dont je débordais quelques minutes auparavant.

« Mais ne savons-nous pas que Dieu existe, et que nous irons à lui après la mort ? » essayai-je de répliquer.

Ma sœur me regarda doucement, comme une personne âgée considère un enfant.

« Oui, tu as conservé ta pure foi d’enfant… Ne parlons plus de cela », ajouta-t-elle d’un ton tout à la