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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/112

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ma sœur.

fois si triste, et si pénétré du sentiment de son immense supériorité, que ses paroles me remplirent, je ne sais pourquoi, de confusion.

À partir de cette soirée, il s’opéra en ma sœur un grand changement ; pendant quelques jours, on la vit errer, doucement affligée, offrant à chacun l’image du renoncement aux biens de la terre. Tout en elle disait : Memento mori ! Les chevaliers, les belles dames et les tournois, étaient oubliés. Pourquoi désirer, pourquoi aimer, puisque la mort mettait fin à tout ? Ma sœur ne touchait plus un roman anglais ; elle les avait pris en horreur. En revanche elle dévorait l’Imitation de Jésus-Christ et cherchait, comme Thomas A’Kempis, à étouffer le doute dans son âme, par le renoncement et les austérités. Avec les domestiques elle se montrait d’une douceur et d’une bienveillance extrêmes. Si notre petit frère ou moi lui demandions quelque chose, au lieu de nous le refuser en grondant, comme d’habitude, elle cédait aussitôt, d’un air de résignation si touchant que j’en avais le cœur serré, et en perdais toute envie de m’amuser.

Chacun dans la maison respecta cette disposition pieuse : on la traita doucement, comme une malade, ou une personne affligée d’une grande douleur. L’institutrice seule haussa les épaules d’un air incrédule, et, à table, papa plaisanta sa fille sur son « air ténébreux ». Mais ma sœur se soumettait humblement aux plaisanteries de son père, et prenait avec l’institutrice un ton d’exquise politesse, qui rendait celle-ci plus furieuse peut-être que des impertinences habi-