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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/157

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sophie kovalewsky.

attaque d’épilepsie, car il en avait comme moi. Je ne sais si cet état bienheureux dure des secondes, des heures ou des mois, mais, croyez-en ma parole, je ne le céderais pas pour toutes les joies de la terre. »

Dostoiévsky prononça ces derniers mots d’une voix basse, saccadée et d’un ton passionné qui lui était particulier. Nous le regardions, hypnotisées par le charme de sa parole. Soudain la même pensée nous vint à toutes : « Il va avoir une attaque ».

Sa bouche était convulsée et tout son visage bouleversé. Dostoiévsky lut probablement notre crainte dans nos yeux. Il coupa court à son récit, passa la main sur sa figure et dit avec un mauvais sourire :

« N’ayez pas peur ! je sais toujours d’avance quand cela me prend. »

Confuses et embarrassées de voir notre pensée ainsi devinée, nous ne savions que dire. Théodore Mikhaïlovitch nous quitta bientôt : il nous raconta plus tard qu’il avait eu, en effet, cette même nuit une violente crise.

Dostoiévsky faisait parfois des récits très réalistes, oubliant absolument qu’il parlait en présence de jeunes filles. Maman en était épouvantée. Il nous raconta par exemple, un jour, la scène suivante d’un roman qu’il avait voulu écrire dans sa jeunesse : le héros, propriétaire d’un âge mûr, bien élevé, cultivé, ayant voyagé, lisant de bons livres, achetant des tableaux et des gravures, avait dans sa jeunesse mené une vie de débauche ; mais il s’était amendé,