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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/171

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sophie kovalewsky.

La bougie éteinte, je continue mes réflexions sur le même sujet, la tête enfoncée dans mon oreiller.

« Mais peut-être Théodore Mikhaïlovitch a-t-il un drôle de goût, et me trouve-t-il mieux que ma sœur. »

Et machinalement, par une habitude d’enfant, je prie intérieurement :

« Seigneur, mon Dieu, fais que tout le monde, l’Univers entier, admire Aniouta, mais que pour Théodore Mikhaïlovitch je sois la plus jolie ! »

Cependant mes illusions à ce sujet devaient s’écrouler dans un avenir très prochain et d’une façon très cruelle.

Au nombre des talents d’agrément encouragés par Dostoiévsky était la musique. Jusque-là, j’avais joué, du piano comme toutes les petites filles en jouent, sans répugnance, mais sans goût particulier ; je n’avais pas beaucoup d’oreille, mais comme depuis l’âge de cinq ans, je faisais tous les jours une heure et demie de gammes et d’exercices, j’avais acquis à l’âge de treize ans un certain mécanisme, un assez agréable toucher et l’habitude de déchiffrer.

Il m’était arrivé, au commencement de nos rapports avec Dostoiévsky, d’exécuter devant lui un morceau que je jouais mieux que les autres : des variations sur un thème russe. Théodore Mikhaïlovitch n’était pas musicien. Il était du nombre de ces personnes pour lesquelles les jouissances musicales dépendent d’une cause purement subjective, leur disposition d’esprit. À certains jours, la musique la plus belle, la plus artistement exécutée, peut les faire bâiller ; à