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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/199

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sophie kovalewsky.

Jamais elles ne quittaient la maison sans être accompagnées d’un domestique ou d’une gouvernante ; mais en voyant tout le monde occupé, Sophie profita de la circonstance pour se glisser seule hors de l’appartement. Aniouta, sa complice, la conduisit jusqu’à l’escalier, et fit bonne garde à la porte jusqu’à ce que sa sœur fût hors de vue ; elle rentra ensuite dans sa chambre, le cœur battant, pour mettre la robe bleu de ciel qui lui avait été préparée pour le dîner.

Le jour tombait ; quelques réverbères s’allumaient peu à peu ; Sonia le voile baissé, son baschlik attaché jusqu’au menton, marchait d’un pas timide le long des rues, presque désertes à cette heure, où jamais elle ne s’était trouvée seule. Son cœur battait de l’émotion fébrile qui accompagne toute entreprise hardie, et leur donne tant d’attrait dans la jeunesse ; il lui semblait être une héroïne de roman, elle, la petite Sonia, l’ombre de sa sœur jusque-là ! Et il ne s’agissait pas d’un banal roman d’amour, comme ceux qu’elle méprisait tant, et dont la littérature est pleine ; de son petit pas saccadé, rapide et rythmé, elle volait à un rendez-vous qui n’avait rien d’amoureux, et lorsqu’elle monta haletante l’escalier sombre d’une maison sordide, située dans une ruelle écartée, sa terreur folle et enfantine de l’obscurité n’était guère sentimentale. Elle frappa trois petits coups nerveux et précipités à une porte qui s’ouvrit aussitôt. Sonia était évidemment attendue, et Kovalewsky l’introduisit dans une modeste chambre d’étudiant, où les livres s’entas-