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la vie en russie.

fatigué et sarcastique, et tout aussi passionnément jalouse, elle n’avait plus rien à désirer au point de vue des agitations de l’âme. L’autre, au contraire, avait uniquement vécu par la pensée jusque-là, mais sa soif de science était complètement satisfaite, elle se sentait épuisée, et incapable de nouvelles fatigues cérébrales ; son temps se passait à lire des romans, à jouer aux cartes, à partager la vie sociale du voisinage, occupations dépourvues de tout intérêt intellectuel.

La grande joie de Sophie fut, à cette époque, de constater la transformation morale de son père. Le général était de ceux qui, par la force de l’intelligence et de la réflexion, arrivent à modifier leur caractère, et à en développer les bons côtés ; la rude épreuve infligée par ses filles avait sensiblement adouci les traits dominants de sa nature : la dureté et le despotisme. Il avait appris à admettre qu’on ne peut imposer sa volonté à la pensée d’autrui, pas même à celle de ses enfants ; aussi supportait-il avec une extrême tolérance les discours subversifs de son gendre le communard, et les principes matérialistes de son gendre le savant.

Ces souvenirs furent les meilleurs que Sophie conservât de son père ; ils se gravèrent d’autant plus dans son âme, que cet hiver fut le dernier de la vie du général. Une maladie de cœur l’emporta subitement ;

Ce coup fut cruel pour Sophie ; elle avait toujours préféré son père à sa mère, dont la nature aimable, mais légère, lui était moins sympathique ; son père,