Aller au contenu

Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
sophie kovalewsky.

future héritière d’une grande fortune. Mais dès cette époque Sophie eut le secret pressentiment d’un malheur prochain. Une de ses amies se rappelle lui avoir entendu dire, le jour où la première pierre de la première maison fut solennellement posée, qu’elle avait fait la nuit précédente un rêve qui troublait toute sa journée : elle s’était vue, à l’endroit où devait se placer la pierre, entourée d’une grande multitude venue pour assister à la cérémonie ; tout à coup la foule s’était dispersée, et elle avait aperçu son mari, luttant corps à corps contre un être diabolique qui le terrassait avec un rire effrayant. Longtemps le souvenir de ce rêve la laissa inquiète et anxieuse ; il devait se réaliser d’une façon terrible.

Les spéculations si brillamment commencées échouèrent l’une après l’autre, et Sophie déploya alors la force et l’énergie de son caractère ; elle avait succombé à la tentation vulgaire de faire fortune, et d’user de son intelligence et de la fertilité de son esprit dans ce but, mais elle ne pouvait s’attacher avec persistance à une idée de ce genre ; si elle avait souhaité la richesse, c’était pour expérimenter la vie sous tous ses aspects ; sa nature imaginative et passionnée la portait à vouloir tout posséder, tout éprouver. Devant l’insuccès, elle ne songea plus qu’à soutenir son mari et à le consoler ; capable de perdre des millions, sans qu’il lui en coûtât une ride au front ou une nuit d’insomnie, elle vit s’évanouir sans chagrin la fortune rêvée. Il n’en fut pas de même pour Kovalewsky : cet homme dénué de vanité,