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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/272

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humeurs changeantes.

lui faisait prendre en dégoût le pays où elle était venue pleine d’illusions et d’espérances. Cette idée de travail commun résultait de son ardent besoin d’intimité intellectuelle, et de la souffrance intense que lui causait le sentiment de la solitude. Presque jamais elle ne pouvait travailler sans avoir dans son voisinage immédiat quelqu’un dont la sphère d’activité fût conforme à la sienne. Le travail par lui-même, la recherche abstraite d’une vérité scientifique, ne la satisfaisait pas, il fallait qu’elle fût comprise, devinée, admirée, encouragée à chaque pas, à chaque nouvelle idée qui naissait en elle ; et cet enfant spirituel ne devait pas appartenir à une humanité abstraite, elle voulait en enrichir quelqu’un, dont elle recevrait un don analogue. Quoique mathématicienne, le but abstrait n’existait pas pour elle, ses rêves, ses pensées, sa personnalité tout entière étaient trop passionnés.

Mittag-Lefller disait souvent à ce sujet, que ce besoin d’être comprise était chez Sophie une faiblesse de femme ; un homme de génie ne dépend jamais ainsi de la sympathie des autres ; elle répliquait alors en accumulant les exemples d’hommes qui avaient trouvé leurs meilleures inspirations dans l’amour d’une femme. La plupart, il est vrai, étaient des poètes, mais bien que les savants fussent plus rares à citer, Sophie ne restait jamais à court d’arguments. Les faits positifs lui manquaient-ils, elle en fabriquait avec la plus grande habileté, pour prouver que le sentiment de la solitude est, de toutes les souf-