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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/273

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sophie kovalewsky.

frances, celle que les natures profondes ont le plus de peine à supporter, et que ce rêve de bonheur suprême, l’union complète avec un autre être, est une malédiction attachée à l’humanité, car en réalité on reste toujours seul intérieurement.

Je me rappelle surtout le printemps de 1886 ; cette saison était toujours une épreuve pour Sophie ; la fermentation, l’agitation qui règne dans la nature, l’expansion soudaine de ses forces productives, décrites avec tant de talent par Sophie dans Væ Victis, puis dans Vera Vorontzof, exerçaient une grande influence sur elle. Elle devenait inquiète, nerveuse, impatiente ; les nuits claires que j’aimais tant, l’énervaient tout particulièrement : « Cet éternel soleil, disait-elle, semble faire des promesses qu’il ne tient jamais ; la terre reste aussi froide, et le développement de la nature disparaît comme il est venu ; l’été semble un mirage que l’on ne peut saisir. C’est pourquoi les nuits claires, qui précèdent de beaucoup les chaleurs de l’été, sont si irritantes ; elles promettent un bonheur qu’elles ne donnent pas. »

Il lui devenait impossible de travailler ; le travail par lui-même, la création scientifique, n’avait, disait-elle, aucune valeur, puisqu’il ne donnait pas le bonheur, et ne faisait pas avancer l’humanité ; c’était folie que de passer les années de sa jeunesse à étudier, c’était un malheur, surtout pour une femme, d’avoir des dons qui l’entraînaient dans une sphère où elle ne serait jamais heureuse.

Dans cette disposition d’esprit, aussitôt le semestre