Aller au contenu

Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
286
sophie kovalewsky.

terme à tant de souffrances, que l’inexorable mort, dans toute la force de l’âge.

La douleur de Sophie s’exagérait encore par l’habitude de généraliser. Le malheur qui la frappait, ou qui frappait ceux qu’elle aimait, devenait le malheur de l’humanité ; elle ne souffrait pas seulement de sa propre peine, mais de celle de tous. En perdant sa sœur elle perdait aussi le dernier lien qui la rattachait à sa vie d’enfance : « Personne ne se souviendra plus de moi comme de la petite Sonia, disait-elle. Pour vous tous je suis Mme Kovalewsky, une savante, pour personne je ne suis plus l’enfant d’autrefois timide, réservée, renfermée en elle-même. »

Avec l’empire qu’elle savait exercer sur elle-même, et sa faculté de cacher ses sentiments réels, Sophie dissimula sa douleur aux yeux du monde ; elle ne porta pas le deuil, sa sœur ayant eu l’horreur du noir comme elle ; la pleurer ainsi lui semblait d’ailleurs une fausse convention, mais le déchirement de son âme se révélait par une extrême nervosité. Elle fondait en larmes pour la moindre bagatelle, soit qu’on lui eût marché sur le pied ou déchiré sa robe, et éclatait en paroles violentes pour la plus insignifiante contrariété. En s’analysant, comme elle le faisait toujours, elle disait : « Cette grande douleur, que je cherche à dominer, éclate au dehors par de puériles irritations. C’est la tendance générale de la vie de transformer tout en petites misères, et de ne jamais nous accorder la consolation d’un sentiment profond, que l’on ne veut partager avec personne. »