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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/331

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sophie kovalewsky.

tations, mais elles l’intéressèrent moins que l’année précédente, ayant tout autre chose eu tête que les mathématiques.

Parfois, dans un cercle particulièrement sympathique, Sophie ouvrait son cœur comme jamais je ne le lui avais vu faire, excepté en tête-à-tête. Elle disait combien peu la vie, avec ses succès scientifiques stériles, la satisfaisait ; combien elle aurait échangé toute la célébrité qu’elle s’était acquise, tous les triomphes de l’intelligence, pour le sort de la femme la plus ordinaire, pourvu qu’elle fût entourée d’un petit nombre d’amis, aux yeux desquels elle fût la première. « Mais, disait-elle avec amertume, on ne la croyait pas, ses amis eux-mêmes la supposaient plus ambitieuse d’honneurs que de tendresse, et riaient lorsqu’elle prétendait le contraire, comme s’il s’agissait d’un de ses paradoxes habituels. »

Seul Jonas Lie la toucha presque aux larmes, dans un toast qu’il lui adressa, et où elle sentit qu’elle avait été comprise. Ce fut un jour — le plus agréable de tous ceux que nous passâmes à Paris, — où Jonas Lie nous invita à dîner chez lui avec Grieg et sa femme, qui venaient aussi d’obtenir un véritable triomphe.

Ce dîner eut cet indéfinissable air de fête que prend une petite réunion, où tous sont heureux de se revoir, où on se sent compris et appréciés les uns des autres. Jonas Lie était en verve. Il porta, l’un après l’autre, plusieurs toasts chaleureux, pleins de fantaisie, un peu obscurs et confus comme d’habi-