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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/51

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sophie kovalewsky.

ne pouvais me défendre d’un sentiment de secrète terreur toutes les fois que je restais seule avec elle, et bien vite je me sauvais.

Bientôt du reste je passai sous la direction de ma nouvelle institutrice qui mit fin à mon intimité avec les domestiques.

Je me rappelle toutefois très vivement la scène suivante : j’avais déjà sept à huit ans. Un jour de fête — c’était, je crois, la veille de l’Ascension, — je passais le soir en courant devant la porte de Marie Vassiliévna, celle-ci l’entr’ouvrit tout à coup, et m’appela :

« Mademoiselle, hé ! mademoiselle, entrez voir la jolie alouette en pâte que je viens de faire pour vous. »

Le long corridor était à moitié sombre, et nous nous trouvions seules, la couturière et moi. Je jetai un regard sur son visage pâle, aux grands yeux noirs, et dans mon trouble, au lieu de répondre, je m’enfuis à toutes jambes.

« Vous ne m’aimez plus, mademoiselle, je le vois bien, vous n’avez plus que de l’aversion pour moi », dit-elle.

Je continuai ma course sans m’arrêter, mais le ton dont elle prononça ces paroles, plus que les paroles elles-mêmes, m’impressionna. Rentrée dans ma chambre d’étude, et remise de ma frayeur, le son de cette voix sourde et triste me poursuivait encore. Je fus mal à l’aise toute la soirée. J’avais beau m’exciter à des jeux turbulents, pour calmer le sentiment de