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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/76

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mon oncle pierre vassiliévitch.

en voit aux chiens de Terre-Neuve ou aux petits enfants.

Cet oncle appartenait, dans toute la force du terme, à un autre monde. Quoiqu’il fût l’aîné, et dût par conséquent représenter le chef de la famille, chacun en faisait bon marché et le traitait comme un enfant. Depuis longtemps sa réputation d’homme bizarre, d’original, était établie. Sa femme était morte depuis quelques années et il avait cédé à son fils unique des terres assez considérables, se réservant seulement une faible pension mensuelle. Ainsi déchargé de toute occupation régulière, il venait assez souvent nous voir à Palibino, et y passait des semaines entières. Son arrivée était une fête, et la maison prenait un aspect plus agréable et plus animé tant qu’il restait chez nous. Son coin favori était la bibliothèque. Paresseux à l’excès pour tout exercice corporel, il pouvait rester immobile des heures entières sur un grand divan de cuir, une jambe repliée sous lui, l’œil gauche à demi fermé parce qu’il l’avait plus faible que l’œil droit, et plongé dans la lecture de la Revue des Deux Mondes, son recueil préféré.

Lire jusqu’à une sorte d’ivresse, jusqu’à la folie, était son unique faiblesse. La politique l’intéressait beaucoup. Il dévorait les journaux que nous recevions une fois par semaine, et les méditait longuement : « Que complote encore cette canaille de Napoléon ? » Dans les dernières années de sa vie, Bismarck lui causa aussi beaucoup de tracas. L’oncle ne doutait