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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/77

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sophie kovalewsky.

pas d’ailleurs, que « Napoléon mangerait Bismarck », et n’ayant pas vécu au delà de 1870 il mourut dans cette conviction.

Sitôt qu’il s’agissait de politique, mon oncle devenait sanguinaire. Il ne lui coûtait rien d’anéantir d’un coup, une armée de cent mille hommes ; sa rigueur pour les criminels, qu’il châtiait en imagination, n’était pas moins féroce, bien que ces criminels demeurassent pour lui des êtres fantastiques ; dans la vie réelle tout le monde avait raison à ses yeux. Malgré les protestations de notre institutrice, il condamna tous les fonctionnaires anglais des Indes à être pendus.

« Oui, mademoiselle, tous, tous ! » criait-il.

Et dans l’ardeur de son emportement il frappait du poing sur la table d’un air si dur et si terrible, qu’il aurait fait peur à tous ceux qui, en ce moment, seraient entrés dans la chambre. Puis, soudain, il se calmait, son visage prenait une expression de regret et de repentir : car il venait de remarquer combien son geste imprudent avait troublé notre levrette Grisi, la favorite gâtée de tous, dans son intention de se coucher sur le divan à côté de lui.

Mais rien n’égalait l’enthousiasme de l’oncle quand il tombait, dans un journal quelconque, sur la description d’une découverte scientifique. Ces jours-là, nous avions à table de chaudes discussions ; sans lui le dîner se serait passé dans un morne silence, car faute d’intérêts communs on n’avait rien à se dire.

« Avez-vous lu, petite sœur, ce qu’a inventé Paul