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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/85

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sophie kovalewsky.

Beaucoup d’entre eux pourrissent certainement encore en Sibérie.

Notre tante se tait, et l’horreur nous impose silence.

« Mais, attention, n’allez pas redire ce que je vous ai conté là bêtement », nous recommande la tante.

Et nous comprenons bien qu’il ne faut rien raconter ; cela nous ferait des histoires.

Mais le soir, au moment du coucher, ce récit me poursuit et m’empêche de m’endormir.

J’avais visité, une fois, la propriété de mon oncle, et y avais vu le portrait de sa femme, peint à l’huile, de grandeur naturelle, dans le goût prétentieux du temps. Il me semble la voir vivante : petite, élégante comme une figurine de Saxe, en robe de velours cramoisi, décolletée, une parure de grenat sur sa poitrine blanche et fortement développée, les joues rondes et hautes en couleur, les yeux grands et noirs, le regard hautain et un sourire banal sur sa petite bouche rose. Et je cherche à me représenter comment ces grands yeux s’étaient démesurément ouverts, et l’horreur qu’ils avaient dû exprimer, en voyant ses propres serfs, si humbles, venus pour la tuer !

Je m’imagine être à sa place. Pendant que Douniacha me déshabille, il me vient à l’esprit : « Que serait-ce si cette bonne figure ronde allait se transformer et devenir tout à coup mauvaise ? si je voyais Douniacha frapper des mains, et Ilia, Stépan et Sacha se précipiter dans la chambre et s’ils disaient : « Nous sommes venus vous tuer, mademoiselle ! »