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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/87

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sophie kovalewsky.

C’était un soir. Nous étions seuls dans la bibliothèque ; mon oncle comme toujours, assis à lire sur le divan, une jambe repliée sous lui. Je courais dans la chambre en jouant au ballon ; mais, fatiguée de cet exercice, je finis par m’asseoir à côté de lui sur le divan, et, tout en le regardant, je m’abandonnais à mes réflexions habituelles sur son compte.

Mon oncle déposa tout à coup son livre et me demanda en me caressant la tête :

« À quoi penses-tu ainsi, petite ?

— Mon oncle, vous avez été très malheureux avec votre femme ? »

Ces paroles s’échappèrent presque involontairement de mes lèvres.

Jamais je n’oublierai l’effet produit par cette question inattendue sur mon pauvre oncle. Son visage sévère et calme se sillonna de petites rides, comme sous l’empire d’une douleur physique. Il fit, avec le bras, le geste de détourner un coup. Je fus saisie de pitié, de honte, de douleur. Moi aussi, me sembla-t-il, j’avais retiré ma petite pantoufle pour le souffleter.

« Mon oncle, mon chéri, pardonnez-moi ! J’ai fait cette question sans penser à ce que je disais ! » assurai-je en le caressant et en cachant mon visage rouge de honte dans sa poitrine.

Et ce fut l’excellent homme qui me consola de mon indiscrétion.

Je ne revins jamais sur ce sujet défendu. Quant au reste, je pouvais hardiment interroger mon oncle Pierre. On m’appelait sa favorite, et nous passions