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Page:Spenlé - Novalis.djvu/159

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L’INTUITIONNISME

Tout d’abord le poète, l’artiste « voit » le monde autrement que le commun des hommes. C’est d’une psychologie bien superficielle que de croire qu’il combine différemment des perceptions et des images de tous points identiques à celles qui s’évoquent dans les autres esprits. Rien de plus contestable, au point de vue de l’idéalisme, que cette uniformité des images dans tous les cerveaux. « Le peintre, dira Novalis, peint à vrai dire avec les yeux ». Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a une perception artistique du monde, différente de la perception commune ? Déjà cette dernière, nous apprend l’idéalisme, est un phénomène cérébral plutôt que sensoriel et c’est à vrai dire notre imagination qui inconsciemment produit les objets extérieurs. Mais cette puissance évocatrice est le plus souvent limitée et enchaînée.

La satisfaction de quelques besoins matériels, de quelques appétits élémentaires, la préoccupation exclusive d’une recherche scientifique et abstraite, voilà des éducateurs habituels des facultés imaginatives chez l’homme non-artiste, chez les esprits pratiques et positifs. Leur imagination se trouve ainsi par avance, comme matérialisée ou mécanisée. Mais l’artiste ne dresse pas en face du monde son moi égoïste et intéressé ; son imagination n’est pas emprisonnée dans une préoccupation utilitaire ou scientifique. Une virtuosité innée lui permet de s’absorber dans le spectacle qu’il comtemple, de s’impersonnaliser en lui, de mêler aux choses étrangères un peu de sa propre substance, ou encore, selon le mot de Novalis, « d’effluer » vers elles. Il y a là un phénomène très particulier d’extériorisation ou d’involution artistique. C’est un état d’illusion « où on est comme enfoncé dans tout ce qu’on regarde », ce que Novalis appelle encore « un emploi à rebours des sens », parce qu’ici c’est moins le sujet qui perçoit les objets, qu’inversement les objets qui viennent se percevoir dans le sujet.[1]

  1. Comp. N. S. II, 1, p. 82 « Die Poesie lœst fremdes Dasein im Eignen auf. » et II, 1, p. 81 « Kunstler macht sich zu allem, was er steht und sein will, etc. » M’in will. etc.