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Page:Spenlé - Novalis.djvu/359

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HENRI D’OFTERDINGEN

découvrant ce point de vue esthétique, situé en dehors de la vie commune, le poète verra se déchirer le voile, qui dérobe encore aux rêveurs terrestres les puissances ignorées d’eux et qui sont pourtant les artisans invisibles de leur destinée ; il prendra de plus en plus conscience de l’illusion universelle.

Une fantaisie métaphysique de ce genre a inspiré le plan général du roman Henri d’Ofterdingen. La vie du héros se déroule pareille à un rêve de plus en plus profond et lucide, à un délire allégorique ; son caractère se réduit à un état de monoïdéisme envahissant, à une idée-fixe passionnelle, autour de laquelle viennent se combiner tous les autres motifs. La réalité extérieure se présente sous un aspect purement fictif, illusoire. Chaque perception s’accompagne de l’illusion du « déjà vu », — illusion tout-à-fait caractéristique de ce genre de délires allégoriques. Des chants frappent-ils l’oreille de Henri ? Il croit les avoir entendus dans son enfance. Des étrangers lui font un récit : il y reconnaît sa propre histoire ; il la lit avec stupeur dans un vieux grimoire, ramassé dans une caverne. C’est sa propre âme qui lui apparaît dans les choses et dans les êtres qu’il rencontre. Les personnages apparaissent sur son chemin, juste à l’heure où s’éveille dans son cœur un informulable pressentiment, qu’ils précisent, qu’ils matérialisent pour ainsi dire, — de même que pendant le rêve ordinaire, les sensations organiques diffuses s’objectivent et s’extériorisent en des simulacres concrets. Car ce sont bien des personnages de rêve que Soulima, la nostalgie poétique de l’Orient, que Werner, incarnation symbolique du Maître naturaliste, — que le vieil Ermite, personnification allégorique de l’Histoire, — que toutes ces figures anonymes de marchands, de guerriers, de ménestrels, ombres errantes et indistinctes, qui ne parviennent même pas à une individualité larvaire. À son tour l’image gracieuse de Mathilde se subtilise peu à peu en une vision incorporelle.

Ce n’est pas seulement aux individualités concrètes, mais