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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/285

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DELPHINE.

estime ; peut-être ce motif a-t-il plus d’empire sur moi que je ne le crois encore. Vous sacrifieriez l’amour et son bonheur à l’opinion publique, Léonce, vous le feriez, je le sais ; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et ma conscience avaient moins d’empire sur ma conduite que l’honneur du monde sur la vôtre ? Il me reste encore quelques forces, je dois m’en servir pour fuir le remords. Si, malgré les efforts les plus sincères, vous parvenez à renverser mes résolutions, il n’y aura point de terme aux malheurs qui nous poursuivront ; ma réputation s’altérera bientôt, et peut-être m’en aimerez-vous moins. Juste ciel ! pouvez-vous rien imaginer qui alors égalât mon supplice ! Les sacrifices que j’aurais faits à votre amour me flétriraient à vos yeux mêmes ; et qui sait s’il serait temps encore de ranimer votre cœur par une action désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l’affection pure et vive que le blâme du monde aurait ternie !

Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma pensée, et luttent contre le sentiment qui m’entraîne vers toi. Ah ! que n’en coûte-t-il pas pour s’arracher au bien suprême ! Mais d’où vient donc l’effroi qui me saisit lorsque je me sens prête à céder à vos vœux ? C’est la protection du ciel qui m’inspire cet effroi salutaire ; peut-être l’ombre d’un ami que j’ai perdu fait-elle un dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que mes sens puissent saisir ni ses paroles ni son image.

Léonce, si j’ai cessé de vous entretenir de Mathilde, dont j’étais d’abord uniquement occupée, c’est que je ne crains plus le projet que l’égarement d’un instant vous avait inspiré ; je n’ai pas besoin de votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans quel endroit de cette lettre j’ai éprouvé tout à coup la certitude que je vous avais persuadé ; mais cette impressionne ne m’a pas trompée. Ô Léonce ! nous ne sommes pas encore tout à fait séparés ; mes propres mouvements m’apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon cœur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous, qui me révèle vos pensées.

LETTRE VII. — LÉONCE À DELPHINE.

Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n’en pas douter ; je cède à la vérité, quand c’est vous qui me l’annoncez. N’aurai-je donc pas le pouvoir de vous persuader à mon tour ?