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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/286

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TROISIÈME PARTIE.

Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle envers moi, si j’avais su vous convaincre que la plus parfaite vertu vous permettait, vous ordonnait même peut-être de condescendre à ma prière. Je ne sais si, dans le délire de la fièvre, j’ai conçu l’espérance que vous seriez l’épouse de mon choix, que vous tiendriez les serments que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j’avais saisi votre main que vous tendiez vers moi, et que je l’eusse présentée à la bénédiction du ciel ; mais j’en prends à témoin l’amour et l’honneur, je ne vous demande qu’un lien pur comme votre âme, un lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu ni faire le bonheur de personne.

Vous m’ordonnez de rester auprès de Mathilde, j’obéirai ; mais le spectacle de mon désespoir ne l’éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes sentiments ? Si vous m’ôtez l’émulation de vous plaire, si des entretiens fréquents avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne me rendent pas le libre usage des qualités et des talents que je possédais peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la vie ? comment serai-je distingué dans aucun genre ? comment avancerai-je vers un but glorieux, quel qu’il soit ? Aucun intérêt, aucun mouvement spontané ne me dira ce qu’il faut faire ; et, loin d’éprouver de l’ambition, je m’acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre qui se promènerait au milieu des êtres vivants.

Puis-je cultiver mon esprit, quand il n’est plus capable d’une attention suivie, lorsqu’il ne saisit une idée que par un effort, quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible contre la pensée qui me domine ? Quelle est la carrière que l’on peut suivre, quelle est la réputation qu’on peut atteindre par des efforts continuels ? Quand la nature n’inspire plus rien que de la douleur, se fait-il jamais rien de bon et de grand ? Un revers éclatant peut donner de nouvelles forces à une âme fière ; mais un chagrin continuel est le poison de toutes les vertus, de tous les talents, et les ressorts de l’âme s’affaissent entièrement par l’habitude de la souffrance.

Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs domestiques, si vous m’arrachez les jouissances que je voudrais trouver dans votre amitié ; eh bien, ce sont des devoirs constants et doux qui exigent une sorte de calme, qu’un peu de bonheur pourrait seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrais, ce calme ; votre figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon cœur ; mais votre esprit, mais votre âme, me font goûter des délices pures et tranquilles. Quand, chez ma-