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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/318

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TROISIÈME PARTIE.

LETTRE XVIII. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 10 février.

Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux ; et, déposant la sévérité d’un maître, ce qui vous importe avant tout, m’écrivez-vous, c’est de lire au fond de mon cœur. Pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé il y a quelques jours ? j’étais plus content de moi ; je crains que la soirée d’hier ne m’ait jeté dans un trouble dont je ne pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentiments si je vous raconte ce qui s’est passé ; il m’est amer et doux de me le retracer.

Depuis plus d’un mois je goûtais le bonheur de voir tous les jours cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie : des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissaient quelquefois dans les moments les plus délicieux de nos entretiens, mais enfin le bonheur l’emportait sur la peine : je ne sais si maintenant la lutte n’est pas trop forte, si je pourrai jamais retrouver ces impressions douces qui me permettaient de goûter les imparfaites jouissances de ma destinée. Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvais passer la journée entière à Bellerive : madame d’Albémar me proposa une promenade après dîner ; elle me dit qu’il s’était établi près de chez elle une famille du Languedoc dont elle croyait connaître le nom, et qu’elle serait bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et madame d’Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de Bellerive.

Lorsque nous approchâmes de l’endroit qu’on nous avait désigné, nous vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous entendîmes des voix et des instruments dont l’accord nous parut singulièrement harmonieux. Nous approchâmes : un enfant, qui était sur la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter ; sa mère, l’entendant, sortit de chez elle et vint au-devant de nous. Madame d’Albémar reconnut d’abord, quoiqu’elle ne l’eût pas vue depuis dix ans, mademoiselle de Senanges, qu’elle avait rencontrée quelquefois dans la société de M. d’Albémar. Mademoiselle de Senanges, à présent madame de Belmont, accueillit Delphine de l’air le plus aimable et le plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisait son salon, et nous vîmes un homme d’environ trente ans place devant un piano et faisant chanter une