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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/441

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DELPHINE.

peu éclairci quand elles ont été bien certaines que je ne tirerais de leur politesse aucun droit sur leurs services.

Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n’est point, j’en suis sûre, en recourant au zèle ou à l’amitié de quelques personnes en particulier ; c’est un hasard heureux dans la vie que d’être secouru par les autres ; il n’y faut point compter, il faut encore moins le demander : j’aime mieux reparaître courageusement dans la société, et me conduire comme si je méprisais tellement les mensonges qu’on a osé répandre, que je ne daignasse pas même m’en souvenir. Par degrés, les faibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi ; ils me reviendront dès qu’ils croiront que je puis me passer de leur secours. Il y a dans le cœur de la plupart des hommes quelque chose de peu généreux qui les porte à se mettre en garde contre les démarches les plus communes de la société, dès qu’ils aperçoivent qu’on les désire d’eux vivement. Ils craignent qu’on n’ait un intérêt caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu’ils ne veulent. Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert : oui, dans toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c’est avec les opprimés qu’il faut vivre ; la moitié des sentiments et des idées manquent à ceux qui sont heureux et puissants.

Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d’Artenas, sur laquelle je comptais, et avec raison, à beaucoup d’égards : madame de R., sa nièce, était seule avec elle. Madame d’Artenas m’a reçue avec le même empressement qu’à l’ordinaire, mais seulement avec une nuance de protection de plus. Qu’il est rare, ma chère Élise, que l’adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque qui blesse la délicatesse ! plus ou moins d’égards, une familiarité plus marquée, ou une aisance moins naturelle, tout est un sujet de peine ou d’observation pour celui qui est malheureux : soit qu’en effet il n’y ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument les mêmes, lorsqu’une idée nouvelle s’est introduite dans leurs relations avec nous ; soit qu’un cœur souffrant, comme une santé faible, s’affecte de mille nuances que le bonheur et la force n’apercevraient pas.

Je vous l’ai dit souvent : madame d’Artenas est bonne, mais elle n’est pas sensible. Cette différence ne se remarque guère dans les circonstances habituelles de la vie ; mais quand il faut traiter des sujets qui blessent de partout, l’on est étonné de la douleur que font éprouver ces expressions claires et positives