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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/467

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DELPHINE.

Dans l’asile où je vais m’ensevelir, ce n’est pas l’oubli, la résignation même que j’espère : je cherche un lieu solitaire où l’on vive d’aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le cœur, nuise au bonheur de personne, sans qu’il existe une autre vie que la mienne, tourmentée par l’affection que j’éprouve. Lui, cependant, hélas ! ne souffrira-t-il pas longtemps encore ? Mais pouvait-il être heureux, agité sans cesse par ses devoirs, l’opinion et l’amour ? Ne m’offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans ce monde, où sans cesse il avait besoin de me défendre, où sans cesse il souffrait pour moi ? L’amour même, l’amour seul, ne devait-il pas m’inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par l’absence et le malheur ? Que n’ai je pas craint de la calomnie ! Vainement parait-elle apaisée, vainement Léonce assure-t -il qu’il est devenu insensible : dois-je y compter ? Ah ! qui peut prévoir de quelle douleur l’accomplissement d’un devoir nous préserve ?

Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s’il est possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu’on a pu dire d’injuste sur moi. Quand je saurai qu’ils y ont réussi, je ne reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n’entend plus dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d’entretenir des relations suivies avec M. de Mondoville ; malgré la diversité de leurs manières de voir, il s’en est fait aimer par la supériorité de son esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter souvent à Léonce qu’il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que les nobles offensés veulent exciter contre la France : je crains toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu’elles représenteraient comme un devoir de l’honneur. S’il peut s’intéresser de nouveau aux études qui lui plaisent, l’occupation lui fera du bien, et ses regrets se changeront enfin, je l’espère, en une peine douce ; et, dans cette vie de douleur, c’est l’état habituel des âmes sensibles.

Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m’avez si tendrement aimée, vous soyez les amis de Léonce ; ne m’est-il pas permis de désirer encore ce lien avec lui ? Plus que celui-là, grand Dieu ! tant que je vivrai ! et le revoir encore une fois si la mort, s’annonçant à moi d’avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler ! Élise, adieu ; quand nous retrouverons-nous ? Si j’en crois les pressentiments que mes malheurs ont constamment justifiés, l’adieu que je vous dis sera long. Ah ! quel effort ! mais pourquoi murmurer ?