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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/468

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QUATRIÈME PARTIE.

LETTRE XXXV. — DELPHINE À MATHILDE.
Paris, ce 4 décembre.

Dans la nuit de demain, Mathilde, je quitterai Paris, et peu de jours après la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me retirerai ; il ignorera de même, quoi qu’il arrive, que c’est pour votre bonheur que je sacrifie le mien. J’ose vous le dire, Mathilde, votre religion n’a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que je fais pour vous ; et Dieu, qui lit dans les cœurs, Dieu, qui sait la douleur que j’éprouve, estime dans sa bonté, cet effort ce qu’il vaut. Oui, j’ose vous le répéter, quand j’aime mieux mourir qu’avoir à me reprocher vos douleurs, j’ai plus qu’expié mes fautes ; je me crois supérieure à celles qui n’auraient point les sentiments dont je triomphe.

Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son cœur des droits que j’ai dû respecter ; mais je l’aimais, mais vous n’avez pas su peut-être qu’avant de vous épouser… Laissons les morts en paix. Vous m’avez adjurée de partir au nom de la morale, au nom de la pitié même : pouvais-je résister, quand il devrait m’en coûter la vie ? Mathilde, vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce : femme bénie du ciel, écoutez-moi : si celui dont je me sépare me regrette, ne blessez point son cœur par des reproches ; vous croyez qu’il suffit du devoir pour commander les affections du cœur, vous êtes faite ainsi ; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avait pas fait un crime de l’amour ! Plaignez ces destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles ; ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de bienveillance pour l’Être suprême, pour la source éternelle de toutes les affections du cœur.

Mathilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce ; vous avez éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l’amour dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l’estime et l’intérêt qu’il conservera pour moi, vous m’offenseriez cruellement ; il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus, et le dernier acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire ?

Adieu, Mathilde ; vous n’entendrez plus parler de moi ; la compagne de votre enfance, l’amie de votre mère, celle qui