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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/572

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SIXIÈME PARTIE.

je me relevai, mon premier mouvement fut de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j’y ai toujours conservé ; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m’inspirait M. de Valorbe ; mais je trouvai le portrait entièrement méconnaissable : le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m’étais courbée, l’avait brisé sur mon cœur !

Plaignez-moi ; cette circonstance si simple me parut un présage ; il me sembla que du sein des morts M. de Valorbe se vengeait de son rival, et qu’un jour Léonce devait périr dans mes bras. Ce jour approche-t-il ? le savez vous ? voulez-vous me le cacher ? Ah ! cessez de vous montrer insensible à mon sort ! je ne puis le croire, je ne puis soupçonner votre cœur, et toutes les chimères les plus cruelles s’offrent à moi pour expliquer ce que je ne saurais comprendre.

LETTRE III. — MADAME DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 15 juillet 1792.

Les médecins ont déclaré que si Mathilde persistait à nourrir son enfant, elle était perdue, et que son enfant même ne lui survivrait peut être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur soutiennent l’opinion contraire, et Mathilde ne veut croire qu’eux. Léonce s’est emporté contre le prêtre qui la dirige ; il a supplié Mathilde à genoux de renoncer à sa résolution, mais jusqu’à présent il n’a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui ne sont pas malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser d’un devoir ; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout : elle dit que, quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir ; mais que, n’éprouvant aucune douleur à présent, elle n’a point de motif pour céder à ce qu’on lui demande. On lui parle de son changement ; on lui retrace tous les symptômes alarmants de son état ; on veut l’effrayer sur le mal qu’elle peut faire à son fils : elle répond qu’elle n’y croit pas ; que le lait de la mère convient à l’enfant ; qu’un changement de nourriture serait très-dangereux pour lui, et qu’elle doit savoir mieux que personne ce qui est bon pour son fils et pour elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les conversations qu’on veut avoir avec elle, elle les répète toujours, les varie à peine ; et l’on sent