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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/70

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PREMIÈRE PARTIE.

triste preuve de confiance ; j’en suis sûr, vous ne, la repousserez pas. »

Nous arrivâmes chez moi ; je pris toutes les précautions que je pus imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le plus rapide possible ; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en voiture, il me dit : « Madame, s’il vient en mon absence quelques lettres de Bayonne, je n’ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce même, ouvrez-les ; vous verrez ce qu’il faut faire d’après ces lettres, et vous me l’écrirez à Bordeaux. — N’est-ce pas madame de Vernon, lui dis-je, qui devrait… — Non, me répondit-il, madame, permettez-moi de vous répéter que je veux que ce soit vous ; hélas ! dans ce dernier moment, lorsqu’il n’est que trop probable que jamais je ne vous reverrai, qu’il me, soit permis de vous dire une idée, peut-être, insensée, que j’avais conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvais point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j’osais remarquer en vous tout ce qui s’accordait le mieux avec son esprit et son âme. » J’allais lui répondre, mais il me serra la main avec une affection paternelle. Cette affection me rappelle M. d’Albémar, et jamais je ne l’ai retrouvée sans émotion. Il me dit alors : « Ne vous offensez pas, madame, de cette hardiesse d’un vieillard qui chérit Léonce, comme son fils, et que vos bontés ont profondément touché. Hélas ! ces douces chimères sont remplacées par la mort ! la mort ! ah Dieu ! » Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié.

Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi j’éprouvais. Je n’avais dû m’occuper que des peines des autres ; mais celle que je ressentais n’était pas moins vive, quoique la destinée de ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu’il devait leur procurer ; moi, que le sort séparait irrévocablement de lui, je pleure une âme si belle, un être si libéralement doué, périssant ainsi dans les premières années de sa vie. Oui, s’il meurt, je lui vouerai un culte dans mon cœur ; je croirai l’avoir aimé, l’avoir perdu, et je serai fidèle au souvenir que je garderai de lui : ce sera un sentiment doux, l’objet d’une mélancolie sans amertume. Je demanderai son portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme celle d’un héros de roman dont le modèle n’existe, plus. Déjà depuis quelque temps, je perdais l’espoir de rencontrer celui qui posséderait toutes les affections