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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/55

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Tropez, découpe de larges ombres sur les rochers de quartz, de granit et de porphyre qui encadrent le golfe de Grimaud, à la pointe duquel est creusé ce petit port. Toutes les facettes brillantes de ces roches de mille couleurs s’éclairent tour à tour. Les cassures cristallisées des granatites, des staurotides, scintillent, flamboient, étincellent en reflets roses, bleus, verts, nacrés, chatoyants… Et puis le sable est tellement mêlé de quartz et de mica, que la côte paraît semée d’une poussière d’argent, et sert de franges aux lames transparentes et dorées qui s’y déroulent.

Tranquille et vieux port de Saint-Tropez ! patrie d’un brave amiral, du noble Suffren, il ne te reste plus de ton ancienne splendeur que ces deux tours, rougies par un soleil ardent, crevassées, ruinées, mais parées de vertes couronnes de lierre et de guirlandes de convolvulus à fleurs bleues…

Que de fois les Sarrasins maudits, bravant la protection des comtes de Provence, ont fait échouer leurs sacolèves au pied de ton môle, leurs sacolèves qu’ils venaient charger de ces jeunes Provençales toujours si recherchées aux bazars de Smyrne et de Tunis ! Pauvres jeunes filles de Saint-Tropez ! pour vous plus d’espoir d’être arrachées à vos familles en pleurs, enlevées par quelque maudit pirate, et déposées palpitantes, mais curieuses, sous les riches portiques du palais d’un émir. Plus d’espoir de quitter vos chaumières de briques, vos nattes de joncs, l’eau salée de la mer, pour les bains parfumés sous les sycomores, les tapis de Cachemire, et les coupoles élégantes aux peintures moresques ! Bonnes filles, que je conçois vos naïfs regrets !… Au moins autrefois on attendait avec espoir la saison de l’enlèvement ; car enfin, c’était un avenir que cette venue de pirates.

Et toi aussi, l’on peut te plaindre, pauvre port de Saint-Tropez ! car ce ne sont plus de ces fringants navires aux banderoles écarlates qui mouillent dans les eaux désertes ; non, c’est quelquefois un lourd bateau marchand, un maigre mystik ; et si, par hasard, une mince goëlette, au corsage étroit et serré comme une abeille, vient s’abattre à l’abri de ton môle, tout le bourg est en émoi.

Et, par la sainte couronne de la Vierge ! il était en émoi, je vous le jure, le 17 juin 1815, car le navire qui se balançait dans la rade n’était :

Ni une Tartane aux voiles latines, ni un Both avec ses deux focs légers et flottants comme le fichu d’une femme, ni un Dogre avec son hunier immense, ni une Mulette aux sept voiles triangulaires, ni une Gondole vénitienne blanche et or, avec des rideaux de pourpre, ni un Heu qui déploie ses deux vastes antennes comme les ailes du Léviathan, ni un Padouan fier de sa voilure étagée en damier.

Ce n’était enfin :

Ni un Prahau-plary de Macassar, ni un Balour des îles de la Sonde, ni un Piahap du Magellan, ni un Gros-bois des Antilles, ni un Yacht anglais, ni un Catimarou, ni une Hourque, ni une Palme, ni une Prame, ni une Biscayenne, ni une Bécasse, ni un Mulet, ni une Balancelle, ni une Chelingue, ni un Champan, ni un Houari, ni un Dinga, ni une Prague, ni une Cague, ni une Yole, ni… Enfin, c’était… c’était… la Salamandre !


CHAPITRE III.

La Salamandre.


… Victoria nulla est,
Quam quæ confessos animo quoque subigat hostes.

Claudian., De sexto consulatu Honorii, v. 248-249.

Drôle ! combien de diables as-tu à ta solde ?
Schiller. — Fiesque.


La Salamandre !… Joli nom, élégant, coquet, expressif ; coquet, élégant comme cette toute gracieuse corvette, si leste, si preste, si fine de formes, si carrée de voilure, si élancée de mâture !

Vive, vive comme un poisson, soumise, obéissante au gouvernail, à virer de bord dans un bassin ! La chargeait-on de voiles jusqu’aux royales ? souple et alerte, inclinant ses hautes flèches qui pliaient comme des roseaux, elle volait sur les lames avec la rapidité de la mouette.

Et ce n’était pas seulement un navire de parade et de course, non, cordieu ! non ; à peine le vent déroulait-il les plis d’un pavillon rival, qu’elle parlait haut et longtemps, fort et loin.

Aussi ai-je dit que son nom était expressif. Expressif, oui ! Si vous l’aviez vue, cette fière corvette, en 1815, tonnante, furieuse, échevelée, ses manœuvres au vent, bondir avec ivresse au milieu des éclairs qui jaillissaient de ses trente caronades de bronze ! À ces torrents de flamme, à cette lave de boulets et de mitraille qu’elle vomissait de sa batterie, on eût dit le cratère embrasé d’un volcan, ou un lac de feu dont elle était la véritable Salamandre.

Oh ! si vous l’aviez vue, la mauvaise, mordre une frégate anglaise avec ses grappins d’abordage, ses grappins rouges et brûlants, tant les bordées étaient vives et nourries ! Dans cet effrayant combat, elle se montra digne de son nom ; engagée à la frégate, elle fit feu une dernière fois, feu de si près que les canonniers des deux navires se brisaient la tête à coups de refouloirs, s’arrachaient les anspeks et se poignardaient d’un pont à l’autre. Trois fois les grappins cassèrent, trois fois elle aborda l’Anglais, acharné comme elle, intrépide comme elle ! Puis, le feu prit à bord de la corvette… le feu qui se croise, qui s’allonge, qui se tord, qui grimpe aux cordages, qui siffle dans les voiles, qui étreint les mâts dans sa spirale brûlante. Le feu ! le feu ! on ne s’en aperçut seulement pas à bord, on ne pensait qu’à couler l’Anglais. D’ailleurs, pas d’explosion à craindre : il ne restait pas un grain de poudre dans la sainte-barbe. On en use, allez ! en sept heures de combat, quand une volée n’attend pas l’autre !

Intrépide Salamandre ! le feu la rongeait jusqu’à ses œuvres vives, et la mer la soulevait : et elle flambait toujours, ménageant sa dernière volée comme un prodigue ménage sa dernière pièce d’or, attendant l’occasion d’écraser l’Anglais. Enfin, enfin ! l’ennemi présente la poupe ; la Salamandre rugit, le canon tonne, le fer pleut… Hourra !… coulé… hourra !… coulé… plus d’Anglais.

Hourra ! Une traînée de cadavres qui tournoya dans le remous que fit la frégate en s’engloutissant ; des dépris de gréement et de mâture… Et puis ce fut tout. Alors on songea à éteindre l’incendie, et on y parvint.

Oh ! qu’ainsi elle était changée, ma brave et digne Salamandre !

Elle ne dressait plus insolemment ses mâts, elle n’étalait plus avec complaisance un gréement lisse et peigné comme une chevelure de femme ; ce n’était plus sa batterie étincelante, ses peintures de mille couleurs, qui couraient sur sa poupe, se croisaient, se déroulaient en merveilleuses arabesques ! Non, ce n’était plus cela. Toute brûlée, déchiquetée, trouée par la mitraille, rougie par le sang, noircie par la poudre, fumante, coulant bas d’eau, elle regagna le port, la vaillante, avec son lambeau tricolore cloué à sa poupe ! Car des mats, ah ! oui, des mâts, il n’en restait pas plus que sur un ponton. Et les manœuvres retombaient brisées sur les préceintes sillonnées par mille éclats, mille boulets ! Et pourtant que ce négligé lui allait bien, à la coquette !

Ainsi quelquefois vous voyez au bal une vive et folle jeune fille, aux yeux brillants, à la peau vermeille et veloutée ; une gaze transparente minutieusement arrêtée entoure sa jolie taille ; ses cheveux parfumés sont symétriquement arrondis en boucles luisantes ; sa ceinture et son écharpe sont régulièrement posées ; on compterait les plis de sa collerette ; et puis, en elle tout est joie et délire, délire et joie d’enfant qui rit, et rit encore, emportée par la valse bondissante.

Cette gaieté, cette symétrie de toilette plaisent, je veux bien ; pourtant, oh ! je trouverais pourtant moins d’élégance, mais plus de charmes dans cette ceinture froissée, dans cette écharpe tombante, cette chevelure dénouée ; oh ! plus de charmes dans une légère pâleur, dans une douce tristesse, dans ce regard devenu languissant et voilé. Oh ! plus de charmes dans tout ce ravissant désordre qui prouve enfin… que la Salamandre était mille fois plus pittoresque, plus poétique, plus enivrante après le combat.

Aussi les vingt hommes qui seuls, quoique blessés, restèrent en état de la remorquer, la conduisirent avec amour et respect dans la rade de Toulon pour la radouber. C’était vraiment conscience de réparer un bâtiment dans cet état, depuis la guibre jusqu’au gouvernail : ce n’était qu’une plaie, qu’un trou. Mais il s’était fait monument ; mais c’était toujours la Salamandre.

Mais, à moins d’être lâche comme un espion, on devenait brave en mettant le pied sur la Salamandre : car on y respirait je ne sais quel parfum de goudron, quelle bonne odeur de vieille poudre brûlée qui faisait noblement battre le cœur !

Mais ces planches cicatrisées, ces canons mâchés par les boulets, ce pont, noir du sang qui l’avait pénétré… Tout cela avait une voix, une forte et puissante voix qui disait une des glorieuses pages de nos guerres maritimes. Mordieu, oui ! ceux qui, ayant passé par ce baptême de feu, restaient de l’ancien équipage, pouvaient, je vous le jure, initier les novices.

Aussi la Restauration trouva la Salamandre rétablie, hautaine, fringante et prête à mordre.

Oh ! elle savait bien, l’insolente, qu’elle avait dans ses flancs cent vingt braves matelots, entre autres dix-neuf restant de l’ancien équipage, et que l’on désignait à bord sous le nom de Flambarts. Ajoutez à cela une centaine de marins de l’ex-garde impériale, et vous aurez une idée des compagnons d’élite qui montaient ce hardi navire.

Il fallait voir ces bonnes figures brunies, tannées, cicatrisées, basanées, des têtes de fer, des épaules d’Hercule et des cœurs d’enfants, intrépides et insouciants, téméraires et bons.

Mais ces diables de marins, quoiqu’ils sussent que Bonaparte n’aimait pas la marine, ils l’avaient vu dans cette désastreuse campagne de Russie, qu’ils avaient aussi faite ! Ils l’avaient vu partager son pain, ses vêtements avec ses soldats, et ils l’avaient aimé ; parce qu’ils trouvaient en lui ce qui était en eux, courage et bonté. Or, en 1815, dès qu’ils surent les affaires de Rochefort et la noble et belle proposition du brave commandant Collet, et le passage de l’empereur à bord du Bellérophon, ils pleurèrent de rage et devinrent sombres et farouches. Puis, apprenant les sanglantes réactions du Midi, ils murmurèrent. Quelques rixes eurent lieu avec les habitants de Toulon ; enfin, pour éviter de nouvelles querelles, on envoya la corvette attendre le moment du départ dans le port de Saint-Tropez.

Pauvre chère corvette, elle quitta la rade non plus comme autrefois,