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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/56

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ses canons sortis, ses manœuvres tendues, fougueuse, impatiente, dressant au plus haut mât son glorieux pavillon, comme un gage de défi. Non, mordieu ! elle sortit triste et comme honteuse, presque sans artillerie, armée en flûte. Ils me l’avaient châtrée, les misérables ! Il ne lui restait plus que son nom, qui faisait encore tressaillir les Anglais ; il ne lui restait que son équipage de flambarts et de marins de l’ex-garde, tristes et mornes comme elle. Or, ce bâtiment sombre et chagrin, qui s’ennuie tout seul dans le port de Saint-Tropez, c’est elle, c’est la Salamandre, que le soleil éclaire de ses premiers rayons.


CHAPITRE IV.

Pierre Huet.


Vous êtes un polisson ! — Parlons d’autre chose. Depuis que nous parlons, j’ai une question sur les lèvres.
Diderot.

Le proufit de l’un est le dommage de l’aultre.
Montaigne.


Dès que le soleil parut au-dessus de l’horizon, on battit au drapeau et on hissa le pavillon. Noble et saint usage. — N’y a-t-il pas quelque chose de grand, de poétique, à confondre cette idée de soleil qui se lève, et d’étendard qui monte… salué par les premiers feux du jour ? Puis un coup de sifflet, long, aigu, saccadé, retentit, et les matelots vinrent un à un, pieds nus, munis de brosses, de grès, de sable, et commencèrent à polir, gratter, nettoyer le pont de la corvette, qui bientôt fut blanc et uni comme du marbre. Un officier, enveloppé d’une vaste houppelande bleue, et coiffé d’un bonnet à franges d’or, monta sur le pont et fut s’asseoir près du couronnement.

Arrivé là, il ôta son bonnet, et le soleil éclaira une figure brune vigoureusement arrêtée. Il paraissait avoir quarante ans ; ses traits, sans être beaux, exprimaient un caractère de franchise et de courage qui plaisait tout d’abord ; seulement, ses mouvements d’une impatience mal contenue prouvaient qu’il n’était pas dans son état ordinaire. Tantôt il marchait à pas précipités, tantôt il s’asseyait, et l’on n’entendait que ces mots prononcés à voix basse : — Diable d’enfant !… maudit enfant !

Un nouveau personnage parut sur le pont. C’était un petit homme gros, lourd, à cheveux blonds fades, qui portait des lunettes vertes sur un long nez, une casquette et une redingote grise.

— Bonjour à notre cher lieutenant, dit le petit gros homme. — Ah ! bonjour, commissaire, répondit l’officier fort préoccupé.

Et les gens les moins physionomistes du monde auraient pu lire sur sa noble et impressionnable figure qu’il ne voyait pas le commissaire avec plaisir. L’entretien continua cependant.

— Voilà un beau temps, mon cher lieutenant, un soleil à éblouir. — En effet, il fait très-beau.

Après une pause de quelques minutes, le lieutenant rompit le silence.

— Commissaire, dit-il, je suis le seul officier de la Salamandre qui soit resté de l’ancien état-major (ici il soupira), et l’équipage, que je n’ai pas quitté depuis onze ans, me demande chaque jour la solde arriérée qu’on lui doit. Ne pourriez-vous pas écrire à Toulon à ce sujet ? — Mon cher lieutenant, vos souhaits ont été prévus. J’ai reçu hier les mandats et les fonds, et je compte faire aujourd’hui la paye. — Allons, vous êtes un brave, commissaire, et mes matelots apprendront cette nouvelle avec joie. Pauvres gens… qu’on les paye, au moins… Ils l’ont bien gagné. Et puisqu’on nous chasse… — Permettez, lieutenant, on ne vous chasse pas, mais cet équipage m’a l’air un peu… — Un peu quoi ? — Non… non… je ne dis pas ça ; mais on pourrait penser que… — Penser quoi ? — Non, non, vous ne me comprenez pas… Mais ils paraissent regretter un ordre de choses qui n’est plus, et ils ont tort… — Brisons là, commissaire. Dites-moi : avez-vous vu mon fils aller à terre ?

Et la figure de l’officier prit une expression de tristesse, car cette question parut lui être péniblement échappée.

— Qui ? M. Paul ? — Oui, oui, mon fils — Non, mon cher lieutenant ; je le croyais à bord. Est-ce qu’il n’y est pas ? — Non, et son absence m’inquiète, car il est à terre sans ma permission ; je le punirai comme père et comme officier. — Mais êtes-vous bien sûr, au moins ?… — Très-sûr, répondit l’officier avec impatience. — Imbécile, pensa-t-il en lui-même ; comme si l’inquiétude d’un père pouvait laisser exister un doute. — Mais, reprit le commissaire, voilà M. de Merval qui pourra peut-être vous en dire davantage. — Il suffit, monsieur ; je n’ai pas besoin de mettre tout le bord dans ma confidence.

Le nouveau venu était un jeune enseigne, blond, joli, frais, élégant ; et, quoiqu’il fût encore de très-bonne heure, son uniforme était boutonné, serré avec un soin minutieux : ses épaulettes neuves étincelaient au soleil, et un charmant poignard à manche de nacre pendait à un cordon de soie noire à coulants d’or. Quand il ôta son chapeau ciré pour saluer le lieutenant, on vit une épaisse chevelure blonde peignée, bouclée, qui eût fait honneur à une femme.

How do you do, dit-il en riant à l’officier. — Très-bien, mon cher Merval ! Mais quelle diable d’habitude avez-vous toujours de m’aborder en parlant anglais ? Cette langue-là, voyez-vous, jeune homme, ne me va pas ! — Ce cher lieutenant, une vieille rancune de guerre… bah ! bah ! vous avez tort. Je les ai, Dieu merci, assez vus, et je puis vous assurer qu’ils sont bons diables. — Et fameux marins, fameux marins ! dit le commissaire ; marins à nous en revendre. Ah ! ah !

Le lieutenant lui jeta un coup d’œil méprisant, rougit et ne répondit pas.

— Oui, mon cher commissaire ; mais sous ce rapport-là vous les valez, c’est-à-dire, nous les valons ! dit l’enseigne. Le lieutenant s’était brusquement écarté après la sotte phrase du commissaire. — Je n’y tiens plus, il faut que j’envoie à terre. Ah ! mon fils ! mon fils !… s’écria-t-il. Puis, se tournant vers un timonier : — Appelez maître la Joie !

Cinq minutes après on vit poindre, s’élever et grandir une longue figure à l’ouverture du petit panneau.

Puis cette figure s’avança à deux pas du lieutenant, ôta son bonnet de laine, prit son long sifflet d’argent, l’approcha de ses lèvres prêtes à s’y coller, et attendit. C’était maître la Joie, un ancien de la Salamandre, un flambart, oh ! un pur flambart ! Il est impossible de se figurer quelque chose de plus triste, de plus morose, de plus rechigné, de plus laid que cette figure, jaune, osseuse, flétrie, chauve, maigre et anguleuse.

— Avance ici ! dit le lieutenant.

La grande figure avança d’un pas.

— Plus près, donc !

Il avança à toucher le lieutenant, qui lui parla un instant à l’oreille. La Joie fit un signe de tête expressif, remit son bonnet, ne dit pas un mot, mais fit résonner un bruit aigu et modulé, qui dans la langue nautique signifie : — En barque les canotiers du canot major. —

Cinq minutes après, ni plus ni moins, les douze hommes qui composaient l’équipage de cette embarcation étaient debout, les avirons levés, à bâbord de la corvette. Maître la Joie y descendit, s’assit à bâbord du canot, après avoir respectueusement relevé les housses de drap bleu fleurdelisées qui le couvraient, et siffla un coup, les avirons tombèrent à la fois, fendirent les lames, on n’entendit qu’un bruit, et pas une goutte d’eau ne jaillit.

Il siffla encore, et les avirons entamèrent les vagues d’un seul mouvement avec une cadence, une harmonie telles, qu’on eût cru ces douze rames mises en mouvement par une même machine. Puis la Joie, qui était à la barre, mit le cap sur le débarcadère du port, et disparut bientôt derrière le môle.


CHAPITRE V.

L’état-major.


On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte, et l’on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère.
Diderot.

Nos actions sont comme les bouts rimés, que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît.

On ne devrait s’étonner que de pouvoir encore s’étonner.

La Rochefoucauld. — Maximes.


Le maître d’hôtel ayant annoncé que le déjeuner était servi, le commissaire, le lieutenant et l’enseigne descendirent dans le carré, où ils trouvèrent déjà attablé le docteur du bord, homme d’une cinquantaine d’années, coloré, vigoureux, à cheveux gris, épais et crépus.

— Que le diable te berce, Pierre ! dit le docteur au lieutenant ; voilà une heure que le déjeuner attend : ce sera froid, et notre cuisinier provençal dira qu’il n’y peut rien. — Nous voici, bon docteur, nous voici. — Calme-toi, dit le lieutenant en prenant la place d’honneur au haut bout de la table.

Pendant quelques instants, on n’entendit que le bruit des fourchettes et des assiettes. Le docteur l’interrompit.

— Dis donc, Pierre, sait-on quand enfin arrive notre nouveau commandant ? Oh ! c’est qu’il faut un rude compagnon pour conduire cette barque-là ! l’équipage est solide, mais tapageur en diable. Ça aime la terre, c’est passé au feu et à l’eau, des démons incarnés, mais bons, mais braves, et qu’il faut conduire comme tu les conduis, Pierre, avec une barre de fer ! Pourtant que je sois pendu si j’y conçois quelque chose ! car ils se feraient hacher tous pour toi jusqu’au dernier. Enfin, j’espère qu’on aura choisi pour les commander quelqu’un de ces vieux marins froids, durs et inflexibles, d’une volonté inébranlable dans le service, mais humains et commodes dans les autres relations. Et sais-tu quel est le commandant, dis, Pierre ? Sais-tu d’où il sort, comment il se nomme ? — On m’a dit son nom, répondit le lieutenant avec indifférence : c’est le baron… ou le marquis… ou le comte de Longetour… Marquis, je crois. En vérité, je m’y perds avec leurs damnés titres, car c’est aussi bête que si l’on disait : le chevalier mât d’hune ou la comtesse la grand-