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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/10

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II


Charles Delmare, en s’absorbant dans une rêverie profonde, avait dit à Geneviève qu’au moment où il lui parlait, il lui semblait voir apparaître à son esprit tous les événements survenus entre le début et le terme de sa jeunesse. Il se trouvait, en effet, sous l’impression de ce singulier phénomène psychologique, grâce auquel notre mémoire nous retrace parfois instantanément une foule de faits dont l’accomplissement a duré des années.

Ainsi, à la mort de son père, sincèrement pleuré, Charles Delmare se voyait l’héritier d’un patrimoine considérable, qu’il devait follement dissiper, en vertu de cet axiome généralement si juste : « Les enfants sont ce que leurs parents les font. » N’avait-il par été, dès son enfance, habitué au luxe, à la fainéantise, à la prodigalité, à l’insouciance de l’avenir ? à ne compter ses jours que par les amusements ? Son père, aveugle en sa tendresse, déplorable éducateur, mettant son orgueil dans la splendeur dont brillait son fils, n’avait-il pas développé, surexcité, chez cet adolescent, les insatiables appétits du superflu, sans réfléchir que, devenu libre de ses actes, maître de ses biens, un jeune homme ardent au plaisir, indifférent de la dépense, parce qu’il ignore au prix de quels rudes labeurs on acquiert une honorable richesse, doit être doué d’une rare fermeté, pour refréner ses entraînements de toutes sortes et ne point courir à une ruine certaine ?

Charles Delmare, de plus en plus sous l’obsession de ses souvenirs, voyait miroiter à ses yeux ces années de fête et de magnificence pendant lesquelles on le citait comme l’un des princes de la jeunesse dorée de son temps, malgré sa naissance plébéienne, tache originelle qu’il rachetait par sa distinction et son élégance, son faste et sa générosité, son bon goût et sa bonne grâce, son esprit et sa bonté, sa bravoure et son adresse à tous les exercices du corps. Intrépide et adroit cavalier, pas un gentleman-rider ne le primait pour courir un steeple-chase ; ses chevaux de course étaient renommés pour leurs victoires hippiques ; on admirait la