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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/11

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beauté de ses attelages, venus à grands frais d’Angleterre ; on vantait la tenue irréprochable de sa maison, l’excellence de son cuisinier, les merveilles de son argenterie, digne des plus beaux temps de la renaissance et exécutée pour lui d’après ses dessins ; car, heureusement doué par la nature, il aimait et pratiquait les arts, au milieu des désordres de sa vie.

Charles Delmare voyait apparaître à ses yeux, à travers la pénombre mystérieuse d’un passé lointain, un essaim de femmes charmantes, doux et chers fantômes de son amoureuse jeunesse ; toutes lui souriaient ; car, toujours loyal, bon et surtout reconnaissant, jamais une noirceur, un procédé blessant, une indiscrétion, en un mot, jamais une ingratitude de sa part n’avait froissé le cœur de ses maîtresses, et en lui l’ami sûr et dévoué succédait à l’amant. Il était, comme on dit, très à la mode ; on lui savait de nombreuses bonnes fortunes, mais rarement on pouvait, grâce à son secret impénétrable, les désigner par leur nom ; enfin, grâce à son tact parfait et à son peu de fatuité, bien qu’on l’eût surnommé le beau Delmare, il ne succombait point sous ce surnom, ordinairement véritable brevet de ridicule.

Charles Delmare, après cet éblouissant mirage de plusieurs années d’enivrements, se voyait un jour pensif et sombre. Sa vie, jusqu’alors pareille à un songe enchanté, avait son réveil, terrible réveil, la ruine !

Delmare, héritier de plus de deux millions, atteignait sa vingt-septième année ; il ne possédait plus de l’héritage qu’environ mille louis, ses chevaux, ses voitures, ses tableaux, son argenterie et son mobilier splendide.

Cependant, les débris de son opulence pouvaient encore le mettre à l’abri du besoin et lui assurer une modeste aisance ; un moment, il pensait à prendre cette sage résolution ; mais telle est l’insatiable soif de jouissances engendrée par la fièvre du luxe, que ceux que cette soif dévore la veulent assouvir jusqu’à l’épuisement de leurs suprêmes ressources. Aussi, Charles Delmare se décidait à dépenser jusqu’au dernier louis de son patrimoine et à se brûler ensuite la cervelle. Il puisait, dans cette lâche résolution, une sorte de sérénité sinistre, donnait un grand festin d’adieu à ses amis, leur annonçait son prochain départ pour un long voyage en Italie, et ajoutait que, démontant sa maison, il mettait en vente ses chevaux, ses voitures, son mobilier, etc., etc. De cette vente, il retira près de cinquante mille écus, la délicatesse de son goût, sa renommée de magnificence choisie doublant la valeur de tout ce qui provenait de lui. Il conservait seulement le portrait de