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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/111

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une sorte d’allégement, — et, voyez ma crédulité, j’avais pris d’abord vos paroles au sérieux.

— Vraiment ! est-ce possible ?

— D’où vient votre surprise ?

— Vous aviez pris mes paroles au sérieux !

— Sans doute.

— Ah ! mademoiselle Jeane, mademoiselle Jeane, je vous croyais plus clairvoyante. Quoi ! vous me demandez si je trouve Maurice aussi beau que son cousin Albert, et vous voulez que je vous réponde sérieusement à une pareille question ?

— Pourquoi non ?

— Comment, mademoiselle, — reprit Charles Delmare avec un accent de récrimination comique, — comment, depuis bientôt trois ans, je vous ai fait dessiner, d’après l’antique, la tête du Gladiateur, la tête du Discobole, la tête du Bacchus indien, et, d’après Michel-Ange, la tête du Penseroso, du Lutteur, et Dieu sait combien d’autres têtes, où l’expression de la force s’unit à la grâce, la force et la grâce, type souverain de la beauté idéale !… et, après tant de feuilles de papier crayonnées, tant d’estompes usées, j’ai l’horrible douleur de reconnaître la stérilité de mes leçons ! Fi, fi, mademoiselle !

— Bon Dieu ! cher maître, d’où vous vient cette furieuse colère ? — reprit Jeane souriant — Où voyez-vous donc que j’aie si mal profité de vos leçons ?

— Vous me le demandez !

— Mais oui certainement.

— Avec quelle audacieuse assurance elle me répond : « Mais oui certainement, » cette élève indigne de manier désormais l’estompe et le fusain ! Quoi ! mademoiselle, je vous ai appris, hélas ! je le croyais du moins, à admirer le beau dans l’art, et, abomination de la désolation, je vous entends me demander sérieusement : « N’est-ce pas, cher maître, que Maurice est aussi beau que mon cousin Albert ?… » Comme si une pareille question pouvait être seulement posée !

— Si j’ai péché, — reprit Jeane cédant de plus en plus à l’influence de la gaieté factice de Charles Delmare, — absolvez-moi, cher maître !

— Jamais ! votre énormité contre le goût est impardonnable !

— Mais enfin…

— Mais enfin, mademoiselle, à moins d’être aveugle ou complétement dépourvu de goût artistique, on ne compare que des objets d’une valeur à peu près égale ! Or, je vous demande un