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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/118

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tirique tracé par lui à sa fille quelques instants auparavant ; car la physionomie modifie tellement le caractère des traits, que souvent elle change presque leur apparence ; ainsi, cette délicatesse efféminée, cette grâce mignarde, ce sourire coquet, que l’on pouvait reprocher à la charmante figure d’Albert, et qui justifiaient suffisamment ces épithètes de créature ambiguë, indéterminée, dont Jeane s’était si fort égayée, disparaissaient sous une feinte de mélancolie profonde ; son aisance, son aplomb, semblaient remplacés par la timidité de la douleur ; son regard baissé, sa bouche sérieuse, que contractait parfois un sourire pénible ; son front penché, quelque chose d’accablé, de brisé dans son attitude, devaient inspirer aux esprits les plus prévenus contre San-Privato le touchant intérêt que l’on ressent à l’aspect d’une créature faible, triste et souffrante.

Charles Delmare, en même temps qu’il observait avec angoisse la transfiguration du jeune diplomate, observait, non moins inquiet, l’impression que ce changement inattendu causait à Jeane ; lorsque Maurice, apercevant de loin son cousin, s’était écrié : « Voici Albert ! » un sourire railleur avait effleuré les lèvres de la jeune fille ; mais, bientôt, elle ne souriait plus, et ne songeait pas même à dissimuler la surprise mêlée de compassion et de bienveillante curiosité qu’elle ressentait à l’aspect d’Albert. Elle s’était résolue à le trouver à peu près ressemblant au portrait ridicule tracé par Charles Delmare ; mais la différence saisissante qui existait entre ce qu’elle s’attendait à voir et ce qu’elle voyait tournait à l’avantage de San-Privato ; elle oubliait, dans la bonté candide de son âme, les ridicules d’un homme si cruellement accablé, douloureux accablement qui offrait un autre contraste non moins frappant avec le radieux épanouissement des traits de Maurice assis à côté de son cousin, de sorte que le regard de Jeane les pouvait envisager tous les deux à la fois.

— Cette tristesse langoureuse vient trop à propos pour n’être pas feinte ; elle aurait éveillé mes soupçons si je n’avais la certitude que mon entretien avec Jeane a été surpris par cet homme, — pensait Charles Delmare, tandis que M. Dumirail, non moins étonné que sa femme, de l’abattement d’Albert, lui dit cordialement :

— Qu’as-tu donc, mon ami ? est-ce que tu es souffrant ?

— De grâce, mon oncle, — répondit Albert d’une voix affaiblie, — ne vous occupez pas de moi…

— Mon fils est depuis quelque temps sujet à d’horribles migraines que les médecins attribuent à des excès de travail, — se