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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/154

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— Jeane, sais-tu qu’Albert serait le démon en personne, qu’il ne posséderait pas une pénétration plus diabolique, — dit Maurice souriant à demi, car il se sentait vaguement inquiet.

Mais la jeune fille, rêveuse, garda un silence embarrassé. Maurice ajouta :

— L’explication que donne notre cousin de ton éloignement pour lui doit être parfaitement vraie, si j’en juge d’après moi-même ; car enfin, hier, ne me disais-je pas avec amertume : « Maudite soit l’arrivée d’Albert ! j’aurai l’air, auprès de lui, d’un paysan. Il a visité plusieurs pays… je ne suis qu’un laboureur, je mourrai obscur, et Albert deviendra sans doute ambassadeur ! » En un mot, j’étais, et j’en ai honte, j’étais envieux, hideusement envieux.

― Non, non, mon bon Maurice, — reprit San-Privato, — tu cédais moins à l’envie qu’à un sentiment de généreuse émulation.

— Albert, tu veux me flatter ou te moquer de moi.

— Non, te dis-je ! tu t’occupais beaucoup plus de notre cousine que de toi, en regrettant de t’être enterré dans ces montagnes où ta valeur restera toujours ignorée, au lieu d’avoir choisi une carrière brillante où tu pouvais, aussi bien que moi, mieux que moi, réussir… Cette carrière, pourquoi l’ambitionnais-tu ? Parce que tu y voyais le moyen de rendre un jour ta femme orgueilleuse de toi, fière de ton nom, et plus heureuse encore que fière des honneurs accordés à ton mérite. « Ah ! te disais-tu dans ta noble ambition, si, de même que mon cousin Albert, j’avais, par exemple, embrassé la carrière diplomatique, ma Jeane bien-aimée serait un jour madame l’ambassadrice… et, par son esprit, par sa grâce, par sa beauté, elle deviendrait la reine d’une société d’élite, l’idole des cours où elle paraîtrait. » Ce n’est pas tout : au milieu de ces succès, de ces enivrements, rêve secret ou avoué… — j’insiste là-dessus, Maurice… — rêve secret ou avoué de toutes les femmes aussi merveilleusement douées que notre cousine… Jeane se dirait avec une reconnaissance qui doublerait son amour : « Ces succès dont je suis enivrée, je les dois à mon Maurice bien-aimé ; il m’a ouvert les portes de ce monde enchanteur où je suis accueillie avec tant de faveur. Les hommages dont je suis entourée s’adressent moins à moi-même qu’à son rare mérite, qu’à l’élévation de son caractère. » Oui, mon ami, ajouta San-Privato voyant le poison subtil, que filtraient ses paroles, pénétrer peu à peu l’esprit de Maurice devenu triste et rêveur, — telle était la cause de l’envie que je t’inspirais, louable envie s’il en est. Ah ! je le comprends, tu t’affligeais de penser