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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/153

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— Non, — répondit Jeane baissant les yeux, navrée de se rendre complice du mensonge de San-Privato.

Mais pouvait-elle lui laisser dire qu’elle ressentait pour lui ce mélange inexprimable de répulsion morale et d’attraction physique presque irrésistible contre lequel, depuis la veille, elle luttait de tout son pouvoir, et qui, cependant, n’altérait en rien son amour pour son fiancé ?


XXVI

Maurice, rassuré par les paroles de San-Privato et par l’adhésion que leur donnait Jeane, qu’il ne pouvait soupçonner de mensonge, crut qu’en effet, dans la crainte de se voir accusée d’une aversion sans motif, et dont elle reconnaissait elle-même l’injustice, elle avait interrompu Albert.

Celui-ci, venant d’atteindre l’un des buts qu’il se proposait, il existait désormais un secret important entre Jeane et lui ; enfin, l’attraction qu’il inspirait à la jeune fille était si véritable, qu’elle en redoutait la révélation en présence de son fiancé.

— Si j’étais mieux connu de vous, ma cousine, — poursuivit San-Privato, — vous seriez persuadée que votre prévention contre moi m’attristait beaucoup, il est vrai… mais je ne vous la reprochais pas… car elle avait presque forcément sa raison d’être.

— Comment cela ? — demanda Maurice surpris ; — pour quelle raison Jeane ressentirait-elle à ton égard cet éloignement invincible dont tu parles ?

— Eh ! mon Dieu, parce qu’elle t’aime passionnément, mon ami, et le véritable amour est hostile, agressif à tout ce que n’est pas ou n’a pas l’objet aimé ; ainsi, par exemple, tu n’as jamais voyagé, ma cousine ne me pardonne pas d’avoir raconté mes voyages ; tu ne jouis d’aucune distinction honorifique, ma cousine ne me pardonne pas les ordres dont je suis décoré ; tu n’es pas secrétaire d’ambassade, ma cousine ne me pardonne pas d’être diplomate… Que sais-je ! tu es grand et robuste, elle ne me pardonne pas d’être petit et frêle.