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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/159

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maître de soi, ainsi qu’on le connaît, aurait dû, selon la logique de son caractère, dire simplement à Maurice ou à sa cousine :

— Vous avez le pied montagnard, je ne l’ai point ; je trouve parfaitement absurde d’aventurer ma vie pour un motif aussi stupide que celui de faire le crâne ; donc, je n’essayerai pas de passer là ; je renonce à visiter la grotte de Treserve.

Mais les caractères les plus entiers, les plus tout d’une pièce, sont souvent illogiques avec eux-mêmes : San-Privato avait été, le matin, persiflé par Charles Delmare aux yeux de Maurice et de Jeane avec une ironie sanglante ; il avait vu la jeune fille rire des sarcasmes dont il était l’objet ; en un mot, il avait été déjà ridicule. Or, le ridicule, qu’il redoutait par-dessus toutes choses, parce que presque toujours il tue, pouvait aussi tuer ses projets.

Il était parvenu, dans l’entretien précédent, à effacer ce ridicule du souvenir de Jeane en l’effrayant par la profondeur de sa pénétration à l’endroit de certaine attraction physique que la jeune fille ne s’avouait qu’avec honte et révolte contre elle-même, et dont la révélation, faite à Maurice par San-Privato, l’eût désespérée. Cette révélation, il l’avait tue, à la prière de Jeane, en donnant le change à son fiancé, dans l’espoir de la lier à lui par un secret commun et s’assurer à l’avenir quelque action sur elle. Il lui faudrait donc renoncer aux bénéfices de cette habile perfidie, paraître de nouveau et plus que jamais ridicule, et d’un ridicule que rien ne lave aux yeux des femmes, la peur ; donner enfin à Maurice, son rival, un nouvel et immense avantage sur lui, avantage décisif peut-être, et qui mettrait fin à la lutte que, depuis la veille, Jeane soutenait tour à tour, si cela se peut dire, contre son bon et contre son mauvais génie.

San-Privato ne voulut point qu’il en fût ainsi ; doué d’une volonté de fer, habitué à réprimer, à subjuguer, à briser en lui-même les instincts, les penchants, les passions qui parfois se rebellaient contre l’impitoyable logique de son intérêt, il se dit :

— J’ai dominé bien d’autres vertiges plus redoutables que celui de l’abîme ; ma raison, mon ferme vouloir, dompteront une fois de plus l’absurde rébellion de mes sens ; je peux passer par là où Maurice a passé. Marchons !

Ces réflexions se présentèrent à l’esprit d’Albert avec la rapidité de la pensée, car à peine Jeane lui eut-elle dit : « Ne vous arrêtez point, mon cousin, pour me céder le pas, j’ai toujours l’habitude, en montagne, de marcher la dernière. »

— Soit, ma cousine, — répondit San-Privato après un moment d’hésitation que nous avons exprimé ; — excusez-moi seulement