Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/160

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si je n’avance pas aussi vite que je le voudrais. Je n’ai pas, vous le savez, le pied très-montagnard.

Albert, s’efforçant de détourner sa vue du précipice béant à sa droite, jeta les yeux sur le flanc de la montagne et précéda Jeane dans le sentier qui conduisait à la grotte de Treserve.


XXVIII

Maurice, pendant qu’Albert hésitait à le suivre, avait continué sa marche avec l’agilité hardie d’un chasseur de chamois ; il disparut bientôt derrière une saillie du roc, rétrécissant tellement en cet endroit l’escalier naturel, qu’il offrait à peine la place suffisante pour y poser les deux pieds à la fois.

San-Privato, avant d’arriver à cet endroit dangereux, était parvenu, grâce à un prodigieux effort de volonté, à dominer le vertige et à précéder Jeane d’un pas à peu près ferme. Le sentier, assez large jusque-là, étant d’ailleurs bordé de quelques touffes de daphnés sauvages, ou suffisamment encaissé, sinon pour conjurer le péril mortel d’un faux pas, du moins pour rassurer l’œil par un semblant de parapet.

Mais, lorsque San-Privato aperçut à quelques pas au-dessus de lui l’effrayant rétrécissement de la corniche où il allait s’aventurer, le vertige contre lequel il luttait vaillamment depuis quelques minutes le saisit, une sueur glacée ruisselle de ses tempes. Elles tintent et bourdonnent ; ses jambes flageolent, sa vue se trouble, s’égare ; il lui semble que les bois, les prés, les champs, les villages, les collines, qu’il entrevoit vaguement au-dessous de lui, noyés dans la vapeur d’une profondeur énorme, commencent de tourner lentement d’abord, puis avec une rapidité croissante ; bientôt l’horizon, les cieux, les nuages, lui semblent aussi emportés dans un mouvement de rotation vertigineuse ; le sol même paraît fuir et rouler sous les pieds de San-Privato. Il défaille, le cœur lui manque, il trébuche, étourdi comme un homme ivre, tombe d’abord sur l’un de ses genoux en criant d’une voix pantelante : « À moi !… à moi !… » puis il s’affaisse renversé sur le côté ; sa chute va le faire rouler à l’abîme, lorsque, par un suprême effort, non plus de sa volonté, elle expirait, mais de son